Disons que ce que l’on appelle poème est précisément une technique linguistique de production d’un type de conscience que le spectacle du monde ne produit pas ordinairement.
Jean Cohen, Structure du langage poétique, p. 196.
Il ne concevait pas qu’on puisse étudier autrement qu’à l’étroit, abrité de la respiration énorme de l’espace par des épaisseurs successives de murs, protégé non seulement par le toit des rêves qui agitent sans discontinuer le ciel, mais par un solide glacis de pavés de l’humide et sourde suggestion de la terre.
Pierre Bergounioux, Catherine, Gallimard, p. 37.
Plus que de la laideur, à mon avis, le XXe siècle fut le siècle de la camelote. Et rien n’en témoigne mieux que tous ces pavillons qui éclosent le long de toutes les routes et à l’entrée de toutes les villes, petites ou grandes. Ce ne sont pas des maisons, ce sont des idées de maisons. Elles témoignent pour une civilisation qui ne croit plus à elle-même et qui sait qu’elle va mourir, puisqu’elles sont bâties pour ne pas durer, pour dépérir, au mieux pour être remplacées, comme les hommes et les femmes qui les habitent. Elles n’ont rien de ce que Bachelard pouvait célébrer dans sa poétique de la maison. Elles n’ont pas plus de fondement que de fondation. Rien dans la matière qui les constitue n’est tiré de la terre qui les porte, elles ne sont extraites de rien, elles sont comme posées là, tombées d’un ciel vide, sans accord avec le paysage, sans résonance avec ses tonalités, sans vibration sympathique dans l’air.
Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 470.
Après les circonstances que je viens de rappeler, ce qui a sans nul doute marqué ma vie entière, ce fut l’habitude de boire, acquise vite. Les vins, les alcools et les bières ; les moments où certains d’entre eux s’imposaient et les moments où ils revenaient, ont tracé le cours principal et les méandres des journées, des semaines, des années. Deux ou trois autres passions, que je dirai, ont tenu à peu près continuellement une grande place dans ma vie. Mais celle-là a été la plus constante et la plus présente. Dans le petit nombre des choses qui m’ont plu, et que j’ai su bien faire, ce qu’assurément j’ai su faire le mieux, c’est boire. Quoiqu’ayant beaucoup lu, j’ai bu davantage. J’ai écrit beaucoup moins que la plupart des gens qui écrivent ; mais j’ai bu beaucoup plus que la plupart des gens qui boivent.
Guy Debord, Panégyrique, Gallimard, p. 41.
Défaire
détourner
ramener à soi
rejeter d’auprès de soi
froisser
Insignifier par des traits
Percer
pousser
cherchant
cherchant toujours LA SORTIE DU TERRIER
Henri Michaux, « Par des traits », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1250.
Cherchant à trouver le sommeil après l’émotion et l’excitation de la soirée, Dora, à la lumière de la petite lampe de sa table de nuit, regardait évoluer l’araignée. Cette araignée ne lui faisait pas peur. Et elle lui était devenue familière, presque une amie, depuis qu’un matin, en ouvrant les yeux, elle l’avait vue descendre du plafond sur son fil et venir boire de l’eau dans son verre.
Jacques Roubaud, Parc sauvage, Seuil, p. 96.
Je veux qu’on agisse, et qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut, et que la mort me treuve plantant mes chous, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait.
Michel de Montaigne, « Que philosopher c’est apprendre à mourir », Essais (I), P.U.F., p. 89.
Oh, les romans-feuilletons, les romans-feuilletons ! Récemment, on a pu lire en plein milieu d’un texte cette formulation minable : « … tel un lion, lentement il tourna sa tête… » – le lendemain on aurait dit qu’une bonne moitié des passagers avait le torticolis ; ils battaient des paupières et ronflaient avec un air de dédain et comme au ralenti. Et ce même jour, les jeunes filles aussi on ne savait plus par quel bout les prendre ; elles semblaient toutes avoir oublié leur mouchoir, et nous les hommes, elles nous transperçaient de regards on ne peut plus insolents. J’appris seulement par la suite qu’il était écrit au même moment dans la gazette concurrente : « … elle renifla avec insolence… »
Arno Schmidt, « Que dois-je faire ? », Histoires, Tristram, p. 76.
Et à plat, toujours regagnant le plat, elle luisait comme une petite flaque. Mandex la prit et l’étala sur sa main à hauteur de leur visage et, tentant de l’y retenir mais sans l’attraper, il la vit glisser entre ses doigts, fuyant de tous côtés, doucement, toujours sans offenser, quittant les hauteurs comme de l’eau, du sable. Bien par terre, je ne suis bien que par terre. Sa tranquillité les apaisa comme une suprématie facile. Parce qu’ils ignoraient son usage, ils lui prêtèrent une profondeur psychologique, et pourquoi pas, un exemple à suivre.
Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 111.
On reconnaît les grandes époques à ceci, que la puissance de l’esprit y est visible et son action partout présente. Il en est ainsi de ce pays ; dans le déroulement des saisons, dans le service des dieux et dans la vie humaine, aucune fête n’est concevable sans la poésie.
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 55.