immoralité

Nous appelons escroc le joueur qui a trouvé le moyen de jouer à coup sûr ; comment nommerons-nous l’homme qui veut acheter, avec un peu de monnaie, le bonheur et le génie ? C’est l’infaillibilité même du moyen qui en constitue l’immoralité, comme l’infaillibilité supposée de la magie lui impose son stigmate infernal.

Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Robert Laffont, p. 256.

David Farreny, 22 mars 2002
cependant

Les Bures arrivés à l’âge adulte n’ont plus que peu de dents bonnes. La gabèdre en est cause. Cette larve active se loge volontiers dans la racine d’une dent, l’insensibilise, la creuse, et d’une dent saine en deux mois fait une morte.

L’homme ne s’inquiète pas, confiant dans l’aspect habituel de sa bouche. Cependant ses dents sont mortes.

Henri Michaux, « En marge d’Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 136.

David Farreny, 13 avr. 2002
boire

Après les circonstances que je viens de rappeler, ce qui a sans nul doute marqué ma vie entière, ce fut l’habitude de boire, acquise vite. Les vins, les alcools et les bières ; les moments où certains d’entre eux s’imposaient et les moments où ils revenaient, ont tracé le cours principal et les méandres des journées, des semaines, des années. Deux ou trois autres passions, que je dirai, ont tenu à peu près continuellement une grande place dans ma vie. Mais celle-là a été la plus constante et la plus présente. Dans le petit nombre des choses qui m’ont plu, et que j’ai su bien faire, ce qu’assurément j’ai su faire le mieux, c’est boire. Quoiqu’ayant beaucoup lu, j’ai bu davantage. J’ai écrit beaucoup moins que la plupart des gens qui écrivent ; mais j’ai bu beaucoup plus que la plupart des gens qui boivent.

Guy Debord, Panégyrique, Gallimard, p. 41.

Guillaume Colnot, 18 juil. 2002
sanctuaire

Les livres sont le seul poids de mon existence. Sans eux, je pourrais vivre à l’hôtel, voyager sans cesse, danser la vie. Je n’ai d’autre attache que la bibliothèque. Mon rêve était d’en établir une une fois pour toutes, d’édifier pour mes proliférants volumes un sanctuaire éternel, aussi précairement éternel, du moins, que je le suis moi-même. La bibliothèque serait bien calée quelque part, stable, sûre, facile d’accès, et moi je serais libre de courir le monde autour d’elle, à partir d’elle, revenant à elle pour consultation dès que le besoin s’en ferait sentir.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 127.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
gauche

Celui qui est le gauche de moi, qui jamais en ma vie n’a été le premier, qui toujours vécut en repli, et à présent seul me reste, ce placide, je ne cessais de tourner autour, ne finissant pas de l’observer avec surprise, moi, frère de Moi. Et toujours alentour, le paysage gelé, qui ne pouvait se ranimer, endormi dont je ne me serais jamais douté que c’était moi qui l’animais tellement, même lorsque j’étais, ainsi qu’il m’arrive, las et défait.

Comme on se trompe ! On se trompe toujours !

Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 858-859.

David Farreny, 5 juil. 2006

Tu conservais tes agendas des années passées. Tu les relisais quand tu doutais d’exister. Tu revivais ton passé en les feuilletant au hasard, comme si tu survolais une chronique de toi-même. Il t’arrivait de trouver des rendez-vous dont tu ne te souvenais plus et des gens dont les noms, écrits de ta main, ne t’évoquaient rien. La plupart des événements te revenaient cependant en mémoire. Tu t’inquiétais alors de ne pas te souvenir de ce qu’il y avait entre les choses écrites. Tu avais aussi vécu ces instants. Où étaient-ils passés ?

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 30.

Cécile Carret, 22 mars 2008
substance

Nous eûmes bientôt descendu nos bagages, que nous laissâmes au milieu du salon le temps de faire nos adieux à Simone. […] Il l’embrassa, Kontcharski lui tendit une main, puis moi la mienne. Nous la remerciâmes chaudement. Nous la regardâmes, avant de nous détourner vers la porte, avec la sensation d’oublier quelque chose. Elle, peut-être. Elle nous accompagna jusqu’à la voiture, finalement, de sorte que nous refîmes nos adieux, toutes portières ouvertes, et que de nouveau nous la remerciâmes, à l’aide de « Merci encore » qui manquaient un peu de substance. Bientôt, nous fûmes partis.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 77.

Cécile Carret, 14 sept. 2008
callipyge

Au-delà de toute rougeur, ses mots étaient une honte pure, comme la marque fraîche qui brûlait dans le froid. « Que font-ils du corps ? » repris-je, dans la même exaltation. Elle hésita, la voix aiguë jaillit et se brisa net, sa bouche était sèche ; et dans un souffle, baissant les yeux : « Je suppose qu’ils le donnent aux chiens. » Le morceau de viande se déchira, ses mains se raidirent dans la poche du carrick, elle frémit. Son menton tremblait.

Elle redevint la femme qui vendait des Marlboro au jeune instituteur et faisait comme elle pouvait sa vie à Castelnau. Elle existait. La grande callipyge est une pauvre femme.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
momifier

L’expression est d’Albert Cohen, qui, dans Belle du Seigneur, pousse jusqu’à son terme la logique d’un amour « chimiquement pur ». Ses héros, Ariane et Solal, connaissent le même destin que des rêveurs qui voudraient ne faire que rêver. Après s’être enfuis ensemble, croyant prolonger l’éblouissement des débuts, ils se vouent à un tête-à-tête perpétuel. Ils ne parviennent qu’à momifier leur passion, en une lente descente aux enfers. Enfermés dans leur chambre d’hôtel, ils ne sont plus que des amants, jour et nuit ; ils renoncent à toutes leurs autres dimensions. Confite en clichés romantiques à la manière d’une Bovary des années trente – les points communs entre les deux héroïnes sont nombreux –, Ariane, qui a d’abord cru que c’était la vie dont elle rêvait, se met vite à étouffer, mais refuse de se l’avouer. Solal, au contraire, suit lucidement la progression de l’« avitaminose » ou du « scorbut » qui ronge leur amour. Il en constate les dégâts sur elle, sa « folle et géniale » d’autrefois : « Cette vie en vase clos l’abêtissait. » Dans le « noble marais » où ils dépérissent, à l’écart du flot de la vie, il envie désespérément ceux du dehors : « Oh, être un facteur et lui raconter sa tournée ! Oh, être un gendarme et lui raconter un passage à tabac ! » On assiste alors à de troublantes interférences entre les registres de l’intimité et de la sociabilité. Une nuit, du simple fait qu’elle a été invitée à une partie de tennis pour le lendemain par une autre pensionnaire de l’hôtel, Ariane redevient dans les bras de Solal aussi passionnée qu’au début de leur histoire. Et lui, un après-midi, en la rejoignant dans la chambre où elle l’attend (« entrée du paon, se dit-il »), en vient à penser : « Allons, au travail. » Chassé par la porte, l’animus est revenu par la fenêtre.

Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 40.

Cécile Carret, 1er mai 2012
rester

Puis il resta assis, dans sa voiture, sans démarrer. La pluie nocturne, ici, frappait le toit tout autrement. De plus, c’était son habitude de rester comme cela, assis quelque part, de regarder par le pare-brise ou de lire. Lorsqu’il voyageait encore beaucoup, il avait souvent vu des gens assis tout seuls dans leur voiture sans rien faire ou en train de lire, la plupart du temps, au pied de falaises, tournés vers l’ouest, avec ou sans coucher de soleil, il avait pris cela pour modèle.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 73.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
singularité

La règle d’or : si le petit rien que tu possèdes n’a, en lui-même, rien de particulier, au moins dis-le avec un zeste de singularité.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 264.

David Farreny, 13 janv. 2015

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