s’ennuyer

De retour chez lui, il monte dans sa chambre, tire les rideaux, se glisse dans son lit, éteint la lumière. Cette nuit encore, ses rêves seront fabuleux. Assez des vieilles histoires de famille et de leurs pauvres variantes œdipiennes, de la nostalgie rancunière, des visites répétées du grand-père défunt et autres apparitions nocturnes du boulanger quotidien. Il n’y a vraiment aucune raison de s’ennuyer en dormant.

Éric Chevillard, Un fantôme, Minuit, p. 105.

David Farreny, 24 mars 2002
pas

Supposons alors qu’ils aient vu ce qu’ils faisaient pour ce que c’était, le troc épuisant de tout leur temps contre la possibilité précaire de rester dans le temps. Eh bien, non seulement ils n’en auraient tiré nul profit mais cette connaissance, ce détachement, pour léger qu’il fût, leur aurait été préjudiciable en l’absence d’alternative. Parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire que de continuer et qu’il est beaucoup plus facile de le faire sans y penser que de s’y remettre avec la pensée qu’après tout, on pourrait aussi bien arrêter. Aux difficultés habituelles s’ajoute celle, désormais de repousser l’éventualité que la moindre réflexion éveille aussitôt, la possibilité du contraire, la douceur de ne pas.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 29.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
personne

Un homme à qui personne ne plaît est bien plus malheureux que celui qui ne plaît à personne.

François de la Rochefoucauld, Maximes, Flammarion, p. 106.

David Farreny, 22 oct. 2004
réservoir

Je sais que mon corps est un réservoir à pièges, mon sang perclus de chausse-trapes, mes os émaillés de silences inquiétants. Partout peuvent affleurer des symptômes, se dresser des malaises. Ces lieux qui me constituent me sont à la fois familiers, amicaux, même quand ils génèrent des serpents, et inaccessibles. Les images qu’en donnent les échographies ou les scanners sont de magnifiques fantasmes à usage médical, un vertigineux empilement de pixels qui ne peut pas me concerner, encore moins me représenter.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 23.

Élisabeth Mazeron, 7 nov. 2007
destructibles

La contradiction c’est que le monde est perpétuellement nécessaire comme obstacle à anéantir. Le violent est donc de mauvaise foi parce que, si loin qu’il pousse les destructions, il compte sur la richesse du monde pour les supporter et fournir perpétuellement de nouveaux destructibles.

Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, p. 183.

David Farreny, 3 déc. 2008
résidence

L’indifférence des sensations, dans ce succédané de monde extérieur, était des plus déconcertantes mais j’en ai pris mon parti comme je l’avais fait du puits de mine limougeaud, du grand souffle angoissant courant sur l’Aquitaine. Je ne vivais pas. Il n’y a qu’un seul endroit où cela se puisse et, comme je n’y étais pas, je n’existais point, du moins de la seule façon que je conçoive, sans réserve ni réticence, apaisé. En tout état de cause, j’étais libre de chercher à comprendre ce qui s’était passé avant, au loin. J’étais sur place, à l’endroit où les termes convenables avaient leur exclusive résidence et je pouvais prétendre les trouver enfin.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 64.

Élisabeth Mazeron, 12 mai 2010
espèce

Deux cerfs affrontés, leurs bois inextricablement imbriqués, secouent l’échine et tournent sur place sans parvenir à se dégager tandis qu’une espèce de daim dans le public susurre à l’oreille d’une biche des choses osées qui la font rire.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 49.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
existence

Je les saluai et dis ensuite, sans toutefois franchir encore le seuil :

« Comme je cherchais justement un endroit pour passer la nuit dans le village, un jeune homme assis sur le mur de votre jardin m’a dit qu’en payant, on peut passer une nuit à la ferme. »

Les deux vieux avaient planté leurs cuillers dans la bouillie, s’étaient adossés à leur banc et me regardaient en silence. Leur attitude n’avait rien de très engageant, c’est pourquoi j’ajoutai :

« J’espère que le renseignement qu’on m’a donné était exact et que je ne vous ai pas dérangés inutilement. »

Je dis cela très haut, car ils étaient peut-être aussi tous deux durs d’oreille.

« Approchez », dit l’homme au bout d’un moment.

C’est uniquement parce qu’il était si vieux que je lui obéis ; autrement, il va de soi que j’aurais exigé de lui une réponse aussi claire que l’était ma question. Quoi qu’il en soit, je dis en franchissant le seuil :

« Si le fait de m’héberger devait vous attirer le moindre ennui, si infime fût-il, dites-le-moi franchement, je n’insiste pas du tout. J’irai à l’auberge, cela m’est absolument égal.

— Il parle tant », dit la femme à voix basse.

Cela ne pouvait être que dans l’intention de m’insulter ; ainsi, on répondait à mes politesses par des insultes, mais c’était une vieille femme, je ne pouvais pas me défendre. Et peut-être était-ce justement à cause de cette impuissance à me défendre que la remarque de la femme — à laquelle je n’osais riposter — agissait sur moi beaucoup plus profondément qu’elle n’eût mérité de le faire. Je sentais là quelque chose qui autorisait je ne sais quel reproche, non parce que j’avais trop parlé, je n’avais effectivement dit que le strict nécessaire, mais pour d’autres raisons qui touchaient de très près à mon existence. Je ne dis plus rien, n’insistai pas pour obtenir une réponse, avisai un banc tout proche dans un coin sombre, y allai et m’assis.

Franz Kafka, « Tentation au village », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 281-282.

David Farreny, 3 déc. 2011
promptes

Il faisait beau ; et je marchais le long d’un coteau sec et jaune.

La respiration sèche et irrégulière des plantes, en été… qui semblent prêtes à mourir. Les insectes grésillent, perçant la voûte menaçante et fixe du ciel blanc.

Au bout d’un certain temps, quand on marche sous le soleil, en été, la sensation d’absurdité grandit, s’impose et envahit l’espace, on la retrouve partout. Si même au départ vous aviez une direction (ce qui est hélas fort rare… la plupart du temps, on a affaire à une « simple promenade »), cette image de but s’évanouit, elle semble s’évaporer dans l’air surchauffé qui vous brûle par petites vagues courtes à mesure que vous avancez sous le soleil implacable et fixe, dans la complicité sournoise des herbes sèches, promptes à brûler.

Au moment où une chaleur poisseuse commence à engluer vos neurones, il est trop tard. Il n’est plus temps de secouer d’une crinière impatiente les errements aveugles d’un esprit capturé, et lentement, très lentement, le dégoût aux multiples anneaux se love et affermit sa position, bien au centre du trône, du trône des dominations.

Michel Houellebecq, Le sens du combat, Flammarion, p. 62.

David Farreny, 12 mai 2012
dissolvant

Désir d’un sommeil plus profond, plus dissolvant. Le besoin de métaphysique n’est que le besoin de la mort.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 254.

David Farreny, 28 oct. 2012
arrangement

Une irrépressible angoisse devant chaque arrangement de l’existence que je rencontre chez d’autres, qu’ils aient choisi une carrière ou une vie en marge et en retrait : comment peuvent-ils vivre ainsi… comment peuvent-ils vivre ?

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 45.

David Farreny, 29 mars 2013
gains

À ses moments de lucidité, il ne voit personne, ne parle à personne. Ses moments de lucidité sont nombreux. Le calme règne. Ce n’est que très rarement qu’une lucidité supérieure illuminante lui enjoint de se montrer sociable et communicatif comme on doit l’être. Brève ébriété mais erreur funeste. Une ou deux soirées suffisent et c’est la banqueroute : tous ses gains perdus d’un coup.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 119.

David Farreny, 12 juin 2014
impréparation

En fait, j’en prends conscience en ce moment même, nous sommes partis au Tibet à peu près dans l’équipement et l’état d’esprit de deux pochards sortant du bar le soir et s’aventurant dans une rue froide. Je rajuste autour de mon cou mon foulard rouge en synthétique, trente centimètres sur vingt, assez peu épais pour être transparent. Il ferait assez bel effet un jour de manif printanière à la Bastille. Notre niveau d’impréparation a quelque chose de forcené.

Pierre Jourde, Le Tibet sans peine, Gallimard, pp. 20-21.

David Farreny, 30 juil. 2014

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