signe

Elle repose, sa grande langue, soigneusement enclose en sa bouche aux lèvres imperceptiblement entrouvertes, sa grande et désirable langue bien cachée.

Ils sont cinq autour.

Dès qu’elle ouvrira la bouche, eux aussitôt, la maintenant ouverte, fonceront à la recherche de la langue, facile exploration en cette tiède et menue demeure où il n’y a qu’elle.

La grande fatiguée repose et, des heures durant, tant qu’elle peut résiste à l’envie de boire, de bâiller, de soupirer, se doutant bien à voir leur mine allumée de ce que l’avenir a mis en chantier pour elle, pour elle si lasse.

Sans même cette fatigue, qui, contre cinq se relayant, se distrayant les uns les autres, pourrait tenir et se surveiller continuellement ?

Tôt ou tard elle s’oublie… et entrouvre la bouche… Malheur ! Malheur, signe de bonheurs ! Eux aussitôt de se précipiter, de maintenir ouvert le traître orifice derrière lequel la succulente langue n’ira pas loin.

Où donc se retirerait-elle ? Ils l’ont. Ils l’ont saisie. Ils la tiennent, la mordent, la grignotent.

L’horrible repas a commencé.

Ils sont cinq. Je suis l’un d’eux.

Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 475-476.

David Farreny, 30 juin 2002
ennui

On dirait qu’il commence à s’ennuyer. Or l’ennui, Ravel connaît bien : associé à la flemme, l’ennui peut le faire jouer au diabolo pendant des heures, surveiller la croissance de ses ongles, confectionner des cocottes en papier ou sculpter des canards en mie de pain, inventorier voire essayer de classer sa collection de disques qui va d’Albéniz à Weber, sans passer par Beethoven mais sans exclure Vincent Scotto, Noël-Noël ou Jean Tranchant, de toute façon ces disques il les écoute très peu. Combiné à l’absence de projet, l’ennui se double aussi souvent d’accès de découragement, de pessimisme et de chagrin qui lui font amèrement reprocher à ses parents, dans ces moments, de ne pas l’avoir mis dans l’alimentation. Mais l’ennui de cet instant, plus que jamais démuni de projet, paraît plus physique et plus oppressant que d’habitude, c’est une acédie fébrile, inquiète, où le sentiment de solitude lui serre la gorge plus douloureusement que le nœud de sa cravate à pois. Je ne vois qu’une solution : appeler Zogheb.

Jean Echenoz, Ravel, Minuit, p. 65.

Guillaume Colnot, 26 avr. 2006
vide

Tu n’avais pas encore admis que la littérature n’est pas possible. Ce que tu barbouillais n’avait rien de réel, tout simplement. Ça ne correspondait à rien, ça n’entrait pas dans le monde. À chaque fois que tu te mettais à écrire, tu sentais douloureusement à quel point toi, assis devant ton écran d’ordinateur, alignant des mots, tu n’accrochais plus à rien. Ça tournait à vide.

Que faire avec ce vide de ton esprit ? Il n’y avait rien, il n’y a toujours rien en toi, un peu de froid, des passages nuageux, des pluies fines. Eh oui, il n’y a rien à dire, il n’y a jamais rien à dire. Le monde est là, tout autour, neutre. On mange et l’on s’habille. On est toujours avec soi-même. On fait les courses à la supérette. On dort. Tout est normal. Que faire avec tout ça, en fait de littérature ? La littérature n’a aucune place dans ce monde. Comment ne pas mentir ? Comment écrire sur un écran des mots qui ignorent la banalité de cette pièce, le poids des viandes dans le ventre, la grande indifférence en soi qui digère tout ? Il faudrait dire ce froid et cette indifférence. Mais avec quels mots ? Prendre les choses, les choses bêtes, les choses plates, et les rendre transparentes comme l’esprit.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, p. 244.

Élisabeth Mazeron, 5 nov. 2009
produite

Dictionnaire : Cambouis, graisse ou huile noircie par le frottement de pièces mécaniques. Étonnant : le mot, d’origine italienne, date de 1398. Une sorte d’encre, assez sale, grasse, produite par l’activité de travail. Ça devrait aller.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 15.

Cécile Carret, 4 mars 2010
avant

Il reste tant de choses à faire avant d’anticiper.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 58.

Cécile Carret, 4 mars 2010
homologue

En regagnant la voiture, sur la place de la mairie, nous croisons un ouvrier à la retraite, qu’il invite à passer aux forges, pour m’éclairer. Nous nous retrouvons un instant plus tard, dans la cour. Fortement stigmatisé, ancien alcoolique, visage rouge, cheveu long et gras, moulé en « banane » de rocker, blouson de cuir noir étriqué. A passé dix ans en prison pour homicide volontaire, au couteau, sous l’emprise de l’alcool. Fait du cinéma amateur. Me montre des affichettes présentant ses films, des photos de sa femme, qui lui est homologue, et de son fils, jeune, encore intact, l’image de ce dernier inscrite dans un cache en forme de cœur. Avec ça, volubile, hypernerveux, inquiet, encombré d’un être-pour-autrui volumineux, patrouillant sur la frontière, à la différence, par exemple, du fils de Mme C*, à peu près hermétiquement clos de ce côté-là. Je l’interroge, quoique je n’attende pas grand-chose de cette conversation. Il travaillait, lui aussi, au redressage à froid. Refusait de servir la presse à faire les « soies » et le laminoir, trop éprouvants. Il est petit et grêle.

Pierre Bergounioux, « mercredi 14 février 2001 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 30.

David Farreny, 19 janv. 2012
air

Il y a bien quelque chose dans les magasins, mais ils ont tous l’air de vendre le même article : de petits paquets mal emballés d’un gros papier triste ; ils ont tous l’air de vendre des clous. Dans la vitrine d’une modiste, posés sur trois piquets, trois petits chapeaux de paille, rose, vert, bleu, tragiquement démodés, attendent et s’empoussièrent tout doucement.

Qui donc en voudrait ?

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 44.

Cécile Carret, 18 juin 2012
utilise

J’aurais pu m’acheter un nouveau style-bille, cela ne m’aurait pas coûté plus cher que cette recharge, mais je tenais à celui-ci, je m’y étais attaché, j’aimais bien son profil de torpille ou de roquette, son agrafe ingénieuse, son matériau joliment composite (métal brossé, métal brillant, matière plastique), on le tenait agréablement en main et la mention I (cœur) NY laissait penser qu’il venait du même endroit que mon carnet beige, il n’était pas très beau mais j’y tenais. De plus, il était pratique pour prendre des notes tout en marchant car à bille rétractable, donc plus pratique que le feutre V5 Hi-Tecpoint 0,5 Pilot que j’utilise ordinairement mais dont le capuchon, qu’il faut ôter puis remettre (et qu’on ne sait pas où mettre dans l’intervalle), retarde le mouvement.

Jean Echenoz, « Trois sandwich au Bourget », Caprice de la reine, Minuit, p. 110.

Cécile Carret, 26 avr. 2014
inoubliable

Céline : ce qu’aucune gauche ne peut lui pardonner — avoir créé chez elle un désir pour lui. Sinon, on est de droite, et l’affaire est réglée. Elle vous laisse même tranquille. Mais si vous avez réussi à vous faire désirer avant de lui annoncer qu’elle était pour ainsi dire toujours-déjà plaquée par vous, alors elle vous poursuivra de sa haine éternelle pour non-réalisation du contrat, trahison, découragement d’illusion. En somme, se faire aimer de la gauche puis se dévoiler. À partir de ce moment-là, on devient inoubliable.

Philippe Muray, « 1er mars 1982 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 162.

David Farreny, 2 mars 2015
descente

Depuis le hublot de l’avion, les choses de ce monde te paraissent minuscules, dérisoires. Puis l’appareil amorce sa descente et tu redeviens peu à peu un gros con mesquin.

Éric Chevillard, « jeudi 7 mai 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 1er juin 2015
suffisent

Des sept péchés capitaux, deux ou trois suffisent.

Baldomero Fernández Moreno, « Air aphoristique », Le papillon et la poutre.

David Farreny, 8 juil. 2015

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