Je me souviens qu’à l’âge de dix-sept ans, alors que j’exprimais des opinions contradictoires et perturbées sur le monde, une femme d’une cinquantaine d’années rencontrée dans un bar Corail m’avait dit : « Vous verrez, en vieillissant, les choses deviennent très simples. » Comme elle avait raison !
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Maurice Nadeau, pp. 109-110.
Le nuage songeait à sa pluie tombée, à la ravoir, et qu’il la raurait ;
Henri Michaux, « Mes rêves d’enfant », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 62.
Quelque chose, chez lui, interdisait peut-être qu’on s’[…]inquiétât sérieusement, ou bien c’était moi qui lâchais, qui décrochais, soudain, et […] je songeais à ces efforts que tous trois nous déployions, finalement, quand nous étions au fond des solitaires, qui s’efforçaient de l’être moins, sans doute, mais qui, se faisant, se contentaient d’écorner quelque contrat passé avec eux-mêmes.
Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 96.
A est différent de O. Il faut prononcer A et O. Montre l’incroyable différence. Aaaaaaaaaaaaaaaaa / Ooooooooooooooooo. S’imprégner de la prononciation, en prononçant longuement dans la bouche. En vocalisant un a continu. Puis un o continu. Sentir l’évolution, les métamorphoses complexes dans la bouche. Garder le a, tenir le a et lentement, progressivement s’approcher de l’autre son que l’on connaît, délicatement, le a est encore là et penser au o, garder le son a et essayer d’atteindre par le son a le son de o en déformant le plus possible le a en gardant un a, plus il s’approche du o et plus l’effort est important pour s’approcher encore du o. Le o ne viendra pas. Il existe une limite infranchissable entre le a et le o.
Christophe Tarkos, « Processe », Écrits poétiques, P.O.L., pp. 117-118.
Le monde est une construction transitoire. Il naît de nos actes. Nos mains, notre esprit lui confèrent, jour après jour, sa consistance et ses contours, ses permanences, son devenir.
Son sens, s’il est sujet à varier, c’est parce que, pour peu de temps, encore, nous sommes divers, tributaires d’un passé distinct, porteurs de dispositions à la fois spéciales et génériques, élaborées au creuset des États-nations qui se formèrent au seuil des Temps modernes. Il se peut que la mondialisation engendre bientôt un homme global, hédoniste et calculateur, surinformé, cosmopolite, interchangeable, affranchi des vieilles attaches qu’on avait avec un lieu, des proches, une patrie, lavé des particularités archaïques qui faisaient la diversité de l’espèce.
L’anthropologie, bientôt, sera sans objet, l’histoire, celle des groupes industriels et financiers aux prises pour la domination du marché, le destin des peuples, un simple compte d’exploitation. Nous sommes à la veille d’une ère planétaire qui verra les standards néo-libéraux supplanter l’infinie bigarrure des civilisations accrochées, comme les plantes, les roches, les bêtes, à un repli de la terre où elles avaient fleuri et fructifié.
Pierre Bergounioux, « Italie », Les restes du monde, Fata Morgana, pp. 43-44.
Au début, en échange de la citoyenneté, on leur a abandonné les travaux les plus durs, la voirie, le terrassement, les chantiers, les chaînes de production, les ordures et le nettoyage. Comme ils s’en sont accommodés, on leur a par après laissé le soin de faire des enfants, besogne elle aussi trop souvent pénible, bruyante, accaparante et sale. Restèrent les loisirs, les jeux, les fêtes, les plages, mais dont l’attrait finit par se ternir. Et finalement, comme il n’y avait plus rien à faire ni à penser, ni à attendre, plus de but à la vie, sinon un ennui interminable et lourd, on finit par leur déléguer le souci des fins dernières. Alors même que depuis longtemps, on s’était détourné des dieux traditionnels, on s’intéressa à leurs cultes si curieux, à leurs interdits si sévères, à leur jeûne si rigoureux. Arrivé à ce point, bien sûr, il n’y eut, de la civilisation en question, plus rien à sauver, sinon mourir. C’est du moins ce que les historiens nous disent du déclin de Rome.
Jean Clair, « déclin », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 133.
Pas d’angoisse du temps dans la cloche de Saint-Joseph : elle sonne ses heures lentement, dignement, mécaniquement, comme elle l’a toujours fait depuis qu’elle est cloche dans cet Anjou qui ne les a pas fait taire, même la nuit. Reste rural d’un temps où tout le monde n’avait pas de montre ? Reste baudelairien, en tout cas, sur le plan sonore, alors que la ville a changé « plus vite que le cœur d’un mortel ».
Antoine Émaz, Cuisine, publie.net, p. 129.
Des corrélations entre topos et macrotopos
Des éléments suprasegmentaux,
Délivre-nous, Seigneur.
[…]
Du vocoïde,
Du vocoïde nasal pur ou sans occlusion consonantique,
Du vocoïde bas et du semi-vocoïde homorganique,
Délivre-nous, Seigneur.
[…]
Du programme épistémologique dans l’œuvre,
De la dimension épistémologique et de la dimension dialogique,
Du substrat acoustique du culminateur,
Des systèmes générativement compatibles,
Délivre-nous, Seigneur.
[…]
Des apparitions de Chomsky, de Mehler, de Perchonock
De Saussure, Cassirer, Troubetzkoy, Althusser
De Zolkiewsky, Jacobson, Barthes, Derrida, Todorov
De Greimas, Fodor, Chao, Lacan et caterva
Délivre-nous, Seigneur.
Carlos Drummond de Andrade, Exorcisme.
Aimer, c’est se placer toujours dans la perspective de la mort de l’autre.
Richard Millet, « 22 novembre 1998 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.