Le slow qui tue est une machine logique à décollage vertical.
Pascal Comelade, Écrits monophoniques submergés.
Plus de repos. Il faut en passer par là, successivement et indéfiniment contracté, puis décontracté, puis contracté, puis décontracté, puis contracté, puis décontracté, jamais lâché par la tyrannie de l’alternatif. L’idée qu’on a, happée par le même invisible mécanisme, montrée, puis éclipsée, puis remontrée, puis subissant une autre éclipse, puis réapparaissant, puis de nouveau oblitérée, est inefficace, lassante, oubliée, invivable, sotte, contrecarrante plus que tout, ajoutant son point final à la ridiculisation des fonctions mentales. Agaçante, ravageuse, atroce, rendant impropre à tout raisonnement, à tout théorème, à toute systématique, rendant sans mémoire, sans place (constamment éjecté de sa place, remis en place, réexpulsé de sa place), rendant pantin, rendant agité, agité, agité, agité de l’agitation du fou agité, traduction des incessantes menues agitations, des mouvements d’avance et de recul, de présence et d’absence, traduction de toutes les contradictions subies et de tous les antagonismes dont on est l’écartelé hébété.
Henri Michaux, « L’infini turbulent », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 810-811.
Je sens que je suis libre mais je sais que je ne le suis pas.
Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 110.
D’un côté l’écrivain donne son âme, son cœur, son art, sa peine, sa souffrance, mais de l’autre le lecteur n’en veut pas, ou s’il veut bien, ce sera machinalement, en passant, jusqu’au prochain coup de téléphone. Les petites réalités de la vie nous détruisent. Vous êtes dans la situation d’un homme qui a provoqué un dragon mais qui tremble devant un petit chien d’appartement.
Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 106.
L’obscurité de la lune invisible. Les nuits à peine un peu moins noires à présent. Le jour le soleil banni tourne autour de la terre comme une mère en deuil tenant une lampe.
Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, p. 54.
À l’aube, des disputailleries de corvidés sur une grue voisine, nettement audibles dans le demi-sommeil. À ces cris qui semblaient parfois excédés d’en être réduits à l’inarticulé, sont venus se superposer des lambeaux de rêves qui, pour tâcher de leur donner un sens, proposaient d’y voir quelque chose comme la naissance d’un langage — voire du langage lui-même. Le réveil a remis les choses en place en démontant brutalement l’ingénieux petit échafaudage mental. « Les spirites ne travaillent pas au soleil » (P. Valéry).
Gilles Ortlieb, « Vraquier », « Théodore Balmoral » n° 68, printemps-été 2012, p. 98.
Volupté de voir ensuite à côté de soi dans la lumière changeante d’un cinéma le chatoiement du profil, la bouche, la joue, l’œil. Le summum était le léger corps à corps tel qu’il se produisait parfois de lui-même ; un simple attouchement fortuit eût alors fait l’effet d’une transgression. N’avais-je dès lors pas tout de même une amie ? La pensée d’une femme ne m’était pas connue comme concupiscence ou désir, mais seulement comme l’image idéale du beau vis-à-vis – oui, mon vis-à-vis devait être beau ! – à qui, enfin, je pourrais raconter. Raconter quoi ? Simplement raconter.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 17.
Rentrer, c’est toujours plus ou moins regagner sa niche, la queue entre les pattes. Ce n’est pas très glorieux. Preuve que le vent du large n’a pas voulu de nous, qu’il ne nous a pas déposés sur le rivage d’un nouveau monde. Niche, sweet niche. Mon coussin, ma balle. Et pourtant, nous rentrons soulagés, bien contents d’en avoir fini avec le dérangement du voyage. Comme il fut long et douloureux, cet exil normand, et comme cela va être doux de revoir la tête de la boulangère (avec ses bonnes joues et la boule de son petit chignon, ne dirait-on pas la maman brioche ?).
Puis nous avons fait le plein de sensations fortes. Nous aspirons à la quiétude.
Tout de même, nous n’oublierons pas la brûlure du soleil ni la fraîcheur des sorbets.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 32.
J’ai revêtu l’ample toge du juge, passé sa lourde collerette, et je me suis assis face à l’accusé pour prononcer le verdict : – Tu vieillis, mon gars. Puis j’ai détourné mon regard du miroir et laissé travailler mon coiffeur.
Éric Chevillard, « mardi 27 janvier 2015 », L’autofictif. 🔗
D’abord, Poix Saint-Hubert
où un homme seul tanguait
sous les néons de La Notte.
Puis Grupont, dont la gare
secondaire ne désirait rien
tant que passer inaperçue ;
à Forrières, bois d’hiver
entassé le long des rues,
nuancier de mousses et
lichens, avant les églises
de Jemelle, saupoudrées
de poussière. À Marloie,
autres stères, aux bûches
cannelle cette fois ; après
Ciney, la ville d’Assesse
que nul ne visite jamais,
et à Courrières (souvenir
de catastrophes minières),
des moignons d’arbustes
sciés sur un talus ébarbé.
À Naninne (ou Louzée ?)
des bovins constellaient
les prés en pente, boues
gelées. Après Gembloux,
escarpements, et toitures
effondrées, oui, à Chastre,
à l’image d’un pays entier.
Gilles Ortlieb, « Traversées », Sous le crible, Finitude, pp. 29-30.