On dit que la jeunesse est l’âge de l’espoir, justement parce que, quand on est jeune, on espère confusément quelque chose des autres comme de soi-même — on ne sait pas encore que les autres sont précisément les autres.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 168.
Seul ce Je rend possible la déclinaison du monde : car Tu, Il, Elle, Nous, Vous, Ils et Elles déclinent autant de modalités de l’altérité. L’autre intime, tutoyé, proche ; le tiers plus lointain ; l’ensemble des Je associés dans un projet commun ; le tiers intime ; les lointains assemblés. Une relation avec l’autre est impossible à construire si la saine relation entre soi et soi qui construit le Je, n’existe pas. Une identité défaillante, ou absente à elle-même, interdit l’éthique. Seule la force d’un Je autorise le déploiement d’une morale.
Tout Je qui n’est pas voulu, travaillé, par une puissance, taillé par une énergie, se constitue par défaut avec tous les déterminismes qui prennent la place.
Michel Onfray, La puissance d’exister, Grasset, p. 102.
Elle était bonne et elle croyait en Dieu. Je me rappelle qu’un jour, pour me dire la grandeur de l’Éternel, elle m’expliqua qu’il aimait mêmes les mouches, et chaque mouche en particulier, et elle ajouta J’ai essayé de faire comme Lui pour les mouches, mais je n’ai pas pu, il y en a trop.
Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Gallimard, p. 16.
Mes bouffonneries prennent les dehors de la générosité : de pauvres gens se désolaient de n’avoir pas d’enfant ; attendri, je me suis tiré du néant dans un emportement d’altruisme et j’ai revêtu le déguisement de l’enfance pour leur donner l’illusion d’avoir un fils. Ma mère et ma grand-mère m’invitent souvent à répéter l’acte d’éminente bonté qui m’a donné le jour : elles flattent les manies de Charles Schweitzer, son goût pour les coups de théâtre, elles lui ménagent des surprises. On me cache derrière un meuble, je retiens mon souffle, les femmes quittent la pièce ou feignent de m’oublier, je m’anéantis ; mon grand-père entre dans la pièce, las et morne, tel qu’il serait si je n’existais pas ; tout d’un coup, je sors de ma cachette, je lui fais la grâce de naître, il m’aperçoit, entre dans le jeu, change de visage et jette les bras au ciel : je le comble de ma présence. En un mot, je me donne ; je me donne toujours et partout, je donne tout : il suffit que je pousse une porte pour avoir, moi aussi, le sentiment de faire une apparition. Je pose mes cubes les uns sur les autres, je démoule mes pâtés de sable, j’appelle à grands cris ; quelqu’un vient qui s’exclame ; j’ai fait un heureux de plus.
Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, pp. 28-29.
Le paquet de copies est là ; il me regarde, je le regarde, on se regarde. C’est un moment d’intense désir.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 50.
Conduire une auto, avec le soleil matinal dans les yeux, sur une départementale. Campagne blanche, gelée, chauffage à fond. Qu’importe que ce soit pour signer un papier rayant 33 ans de ma vie. Chaque instant apparu du fond de l’éternité foudroie d’innocence le pèlerin du temps.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 16.
Le divin, son importance dans ma vie. Pourtant quelque chose constate ironiquement en moi, pendant que je fais le récit d’un rêve, que le divin est bien plus présent dans ma pensée, en été, à la campagne et par beau temps.
Henry Bauchau, Jour après jour. Journal d’« Œdipe sur la route » (1983-1989), Actes Sud, p. 218.
– Je vais te nourrir au sein, mon enfant, dit l’ogresse à son nouveau-né. Une inquiétude passa sur le visage du bébé : ça ne ferait jamais que deux repas.
Éric Chevillard, « lundi 1er septembre », L’autofictif. 🔗
Un jour, à Stade, j’observai une béatitude accompagnée d’un sourire clandestin sur le visage d’un gaillard qui était heureusement parvenu à conduire ses porcs dans un abreuvoir où ils n’allaient guère volontiers d’habitude, expression dont je n’ai jamais revu la semblable depuis.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 190.