vie

Averse nocturne

il pleut sous le réverbère

mille gouttes rebondissent

touche ton radiateur

hmm sens comme il est chaud

puisque tu donnes ta vie

pour n’être pas

sous le réverbère

Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 71.

David Farreny, 16 juin 2006
personne

On ne peut jamais aller chez personne. Aussi ne peut-on aimer que la montagne, la mer et la musique.

Emil Cioran, « Personne n’existe », Solitude et destin, Gallimard, p. 409.

David Farreny, 3 août 2006
indérangée

Paresse : rêve sans fin qui rêve indérangée

la vie, parenthèse fluide

Alentour, projets, plans, départs,

Des édifices tombent, montent, remontent,

Paresse rêve

sur son puits qui s’approfondit

Henri Michaux, « Déplacements, dégagements », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1320.

David Farreny, 7 août 2006
fichiers

Le livre est un intermédiaire vieilli entre deux systèmes différents de fichiers.

Walter Benjamin, Sens unique, Maurice Nadeau.

David Farreny, 4 avr. 2007
vieillesse

Voici que le soir tombe. J’ai déjà vu tomber ce soir-là quelque part, ou un soir qui lui ressemblait beaucoup ; était-ce à Prague ou à Eupatoria ?

On prépare un bain pour moi. Le bruit de l’eau chaude tombant dans la baignoire, la vapeur qui se répand font toujours passer en moi des images voluptueuses.

J’ai pris mon bain, et j’achève de dîner. Les plats étaient beaux à voir, avec leurs hautes cuirasses d’argent. Je suis content du maître d’hôtel.

Je ne sortirai pas, ce soir. Dehors, les réverbères sont déjà allumés. Je reconnais cette clarté du gaz italien dans la limpidité de la nuit italienne. Rien ne change, et la vieillesse du monde grandit sur moi.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 87.

David Farreny, 24 avr. 2007
geste

Il arrivait que les discussions nous ayant menés jusqu’au milieu de la nuit, allongés sur le dos, côté à côte dans le lit à la façon de deux gisants, nos yeux fixant une obscurité moins profonde que la leur, mais pareillement proches et en même temps séparés par la rigole dans les plis du drap, et alors que le sel des larmes séchées empesait mes joues, et que tous mes mots s’étaient agglutinés en une matière noire qui empâtait ma bouche, je n’attende plus non plus aucune parole de lui mais seulement un geste. Je lui disais : « Fais un geste. »

Catherine Millet, Jour de souffrance, Flammarion, p. 181.

Élisabeth Mazeron, 18 mars 2009
sauf

Le public, au fond, c’est comme le peuple dans la démocratie, un « grand animal » difficile à manœuvrer ; il faut s’y prendre tantôt par la ruse, tantôt par la force ; exercer sur lui ce que la vieille rhétorique appelait captation benevolentiae, « l’effort pour se concilier la bienveillance ». Le Castor y répugne, par droiture, par honnêteté, et aussi parce que sa conviction profonde est que la vérité n’a pas à être acceptée ou refusée : la vérité s’impose d’elle-même, et impose par sa nature propre l’adhésion — sauf évidemment à ceux qui sont de « mauvaise volonté » ou de « mauvaise foi ».

Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, p. 484.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2009
brut

Immédiateté de la sensation, globalité aussi. Ne pas trop chercher d’équivalence par ce « tourniquet de la plume » dont parlait Reverdy. Trop lent. Poser au plus court la sensation, de manière très grossière, et laisser travailler la mémoire du lecteur. Pour exemple, « l’odeur du jardin après la pluie ». Si j’élabore davantage, je vais tomber dans l’exercice littéraire ; l’odeur brusque, puissante, du jardin se dilue en mots qui tentent de la décrire, plus ou moins habilement. On aboutit à un texte et non plus au jardin (vers Ponge ?) alors que le but visé était bien de confronter brusquement, maintenant, le lecteur à cette odeur de pluie. De le faire en quelque sorte passer dans cette odeur, rien de plus. Sitôt que je décris, je construis littérairement une expérience, alors que je l’ai vécue sans recul. Voilà ce qui m’énerve. Je sais l’amertume d’une bière, je sais que le lecteur la connaît aussi, et mon but n’est pas de faire de cette amertume un objet poétique en soi. J’ai seulement besoin, à ce moment du poème, de traverser ce goût. Rester brut, donc. En ce sens ma poésie n’est pas vraiment descriptive, même si elle est nourrie de sensations ; elle intègre seulement les bouts de réel nécessaires pour activer une situation, une expérience, un vivre.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 64.

Cécile Carret, 4 mars 2010
croie

Pauvre Raphaël ! Comme s’il n’avait jamais entendu parler de la progression formidable, dans les statistiques, des familles monoparentales ! Toujours est-il qu’il venait d’avoir le premier et il se trouvait là, dans mon bureau, regard fixe, épuisé, halluciné, fébrilement dépassé par la situation, crevé et comblé. « Tu ne peux pas savoir… » Il n’arrêtait pas de se répéter. « Tu ne peux pas comprendre… Il n’y a que ceux qui sont passés par là qui sentent le phénomène… Un truc fabuleux… » Il était métamorphosé. Il essayait, de tout le désespoir en lui dont il ne se doutait pas un instant, de me faire saisir quand même à quel point je n’étais pas dans le coup du bonheur dans lequel il était persuadé de me faire croire qu’il baignait. Une joie inouïe, incommunicable. Une révélation. Il était là, lui, initié, sortant d’un mystère intraduisible et transfigurant. Il voulait que j’y croie. Sinon sa félicité n’aurait pas été complète.

Philippe Muray, Postérité, Grasset, p. 92.

David Farreny, 5 déc. 2012
signes

Le corbeau gesticulait, de profil, à l’extrémité de l’un des rameaux, l’arrondi d’un fruit au bec – le jardin était parsemé de fruits tombés de toute provenance, morceaux de mangue, de lychees, de kiwis –, les ailes ébouriffées et entremêlées, pliées, plissées, élancées de maintes façons, comme s’il en avait bien plus que cette seule paire, ou bien y avait-il plusieurs corbeaux, là à la fois en tas ? à se manger les plumes les uns les autres ?

« Corbeau, viens et parle. » Et le corbeau arriva de la couronne de l’arbre et atterrit sur la table du jardin à côté du livre ouvert et du café Blue Mountains, d’abord de la tête et des ailes il fit une série de signes muets puis il dit : « … »

Lorsqu’il s’envola, à sa place, sur la table une grosse larve faisait le gros dos. Il puait du bec et avait des taches claires à la tête. « Allume enfin la mèche ! » avait-il dit entre autre et quelque chose comme l’extrémité d’une mèche était apparu à côté du jeu de fléchettes rouillé depuis longtemps – il l’alluma comme il lui avait été ordonné. « Et coupe le pain à la main, pas à la machine ! » Et véritablement, lorsqu’il fit comme on lui en avait donné l’ordre, il lui sembla trancher le pain du petit déjeuner pour d’autres.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 60.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
déclencher

Moments d’extase jadis à l’écoute d’une pièce pour orgue qui avait donné lieu à tout un développement lyrique. Monsieur Songe est triste de ne plus ressentir l’extase en écoutant la même musique. Il décide de faire marche arrière vers ses trente ans. Certaine difficulté à franchir les années qui sont comme des pierres amoncelées dans des ruines. Mais à force de se pousser, de se pousser, il y arrive. Il est prêt à s’ouvrir à l’émotion, il éprouve une perméabilité supérieure. Mais voilà qu’il ne se souvient plus comment déclencher le mécanisme du tourne-disque qui n’était pas le même alors. Sa tristesse est décuplée et vite il revient à aujourd’hui où la souffrance est moindre, comme le plaisir. Il ne dit pas hélas, il est résigné. Pour sa récompense le tourne-disque se remet en marche tout seul et monsieur Songe fond en larmes.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 72.

Cécile Carret, 8 déc. 2013

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer