radicelles

Dans la poêle, un monceau d’aliments grésille, enseveli sous des tranches de gras qui recouvrent ces difformités de leur nappe brûlante, boursouflée comme l’huile au point d’ébullition. Une fumée en sort, aussi épaisse que si le feu lui-même l’avait émise. Son odeur arrache aux radicelles de vos nerfs des sensations innommables. Bouche bée, l’ogre attend, la louche à la main, que sa gamelle monte à ce degré de cuisson hors duquel son ventre ne répond de rien, en l’absence duquel la familiarité qu’il entretient avec les dieux disparaît au profit d’une colère sans visée ; en dessous duquel le monde, inexistant déjà, libère en lui une répulsion incoercible.

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 159.

David Farreny, 15 nov. 2002
membranes

Il y a des heures dans la vie où l’homme, à la chevelure pouilleuse, jette, l’œil fixe, des regards fauves sur les membranes vertes de l’espace ; car, il lui semble entendre, devant lui, les ironiques huées d’un fantôme. Il chancelle et courbe la tête : ce qu’il a entendu, c’est la voix de la conscience. Alors, il s’élance de la maison, avec la vitesse d’un fou, prend la première direction qui s’offre à sa stupeur, et dévore les plaines rugueuses de la campagne.

Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror, Robert Laffont, p. 658.

Guillaume Colnot, 2 déc. 2002
glu

Les familles en général, et les mères en particulier, sont très souvent, je le crois, ce qui nous rappelle à la tristesse fondamentale d’exister, à ce vieux fond de malheur dont elles sont le creuset, à ce mélange de peur, de respect, de rancune, de culpabilité qu’elles nous imposent comme une ur-Suppe définitive. Je comprends les fils indignes qui tirent un trait sur tout cela, qui bâtissent un mur, qui se rendent aveugles et sourds, qui mettent des centaines ou des milliers de kilomètres entre eux et la menace de cette glu de désolation où la famille veut les rouler, ou bien les roule sans le vouloir, par simple malédiction de structure. Je les comprends, mais je ne suis pas prêt à les imiter. Et certainement ne le serai jamais : il est trop tard.

Renaud Camus, « dimanche 2 janvier 2000 », K. 310. Journal 2000, P.O.L., pp. 12-13.

David Farreny, 11 avr. 2004
surtout

En fait d’être humain, décidément, j’étais injustifiable ; surtout je m’agitais inutilement.

Georges Bataille, Le bleu du ciel, Gallimard, p. 138.

David Farreny, 15 juin 2004
fait

Comme il reçoit énormément d’imperceptibles, il irradie de l’imperceptible, et sans fin, pour rien, pour personne, fait des variations.

Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 881.

David Farreny, 29 juil. 2006
fonctionnaires

Le Premier sous-secrétaire d’État du puits de la montagne, les frères des deux sous-secrétaires, et d’autres seigneurs, étalant leurs vêtements noirs, étaient assis côte à côte, depuis le pied du mur qui entoure le Palais des glycines jusque devant le Palais de la gloire ascendante. Le Maire du palais, très élégant, la taille élancée, s’arrêta un moment, pour ajuster le sabre qu’il portait à la ceinture, avant de passer devant eux. Cependant, le Chef des fonctionnaires attachés à la Maison de l’Impératrice était debout devant le Palais pur et frais ; je l’observais et je songeais que, sans doute, il ne s’assiérait point, quand, soudainement, le Maire du palais ayant fait quelques pas, son frère s’assit. « Quelle conduite merveilleuse, pensais-je encore, aura donc tenue, autrefois, le Maire du palais, pour mériter d’avoir un tel prestige en ce monde ? »

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 171.

David Farreny, 12 avr. 2011
esprit

On reconnaît les grandes époques à ceci, que la puissance de l’esprit y est visible et son action partout présente. Il en est ainsi de ce pays  ; dans le déroulement des saisons, dans le service des dieux et dans la vie humaine, aucune fête n’est concevable sans la poésie.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 55.

Cécile Carret, 27 août 2013
litanie

Les jours du 11 novembre, à Cour-Cheverny, tous les écoliers faisaient le tour du village à pied derrière les maîtresses et les maîtres et les anciens combattants et la fanfare. Il pleuvait tout le temps comme un mauvais miracle.

Le monument aux morts, avec la stèle et la litanie des noms, était collé à l’école, si bien que pour qu’il y ait un parcours, on s’en éloignait pour revenir ensuite.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 23.

Cécile Carret, 22 sept. 2013
délicat

Ce qu’il y a d’un peu délicat dans l’homme ne sympathise qu’avec des fantômes et des ombres.

Henri de Régnier, « Le bonheur des autres ne suffit pas », L’égoïste est celui qui ne pense pas à moi, Flammarion, p. 42.

David Farreny, 3 mars 2016
débâcle

Qui vit de nombreuses années assiste à la débâcle de sa cause.

Nicolás Gómez Dávila, Carnets d'un vaincu. Scolies pour un texte implicite, L'Arche, p. 14.

David Farreny, 1er mars 2024
répandre

Tout enfantement est suspect ; les anges, par bonheur, y sont impropres, la propagation de la vie étant réservée aux déchus. La lèpre est impatiente et avide, elle aime à se répandre. Il importe de décourager la génération, la crainte de voir l’humanité s’éteindre n’ayant aucun fondement : quoi qu’il arrive, il y aura partout assez de niais qui ne demanderont qu’à se perpétuer, et, si eux-mêmes finissaient par s’y dérober, on trouvera toujours, pour se dévouer, quelque couple hideux. […]

La chair s’étend de plus en plus comme une gangrène à la surface du globe. Elle ne sait s’imposer des limites, elle continue à sévir malgré ses déboires, elle prend ses défaites pour des conquêtes, elle n’a jamais rien appris. Elle appartient avant tout au règne du créateur, et c’est bien en elle qu’il a projeté ses instincts malfaisants. Normalement, elle devrait atterrer moins ceux qui la contemplent que ceux-là mêmes qui la font durer et en assurent la progression. Il n’en est rien, car ils ne savent pas de quelle aberration ils sont complices. Les femmes enceintes seront un jour lapidées, l’instinct maternel proscrit, la stérilité acclamée. C’est à bon droit que dans les sectes où la fécondité était tenue en suspicion, chez les Bogomiles et les Cathares, on condamnait le mariage, institution abominable que toutes les sociétés protègent depuis toujours, au grand désespoir de ceux qui ne cèdent pas au vertige commun. Procréer, c’est aimer le fléau, c’est vouloir l’entretenir et augmenter. […]

On ne peut consentir qu’un dieu, ni même un homme, procède d’une gymnastique couronnée d’un grognement. Il est étrange qu’au bout d’une si longue période de temps, l’« évolution » n’ait pas réussi à mettre au point une autre formule. Pourquoi se serait-elle fatiguée d’ailleurs, quand celle qui a cours fonctionne à plein et convient à tout le monde ?Entendons-nous : la vie en elle-même n’est pas en cause, elle est mystérieuse et harassante à souhait ; ce qui ne l’est pas, c’est l’exercice en question, d’une inadmissible facilité, vu ses conséquences. Lorsqu’on sait ce que le destin dispense à chacun, on demeure interdit devant la disproportion entre un moment d’oubli et la somme prodigieuse de disgrâces qui en résulte. Plus on retourne ce sujet, plus on trouve que les seuls à y avoir entendu quelque chose sont ceux qui ont opté pour l’orgie ou pour l’ascèse, les débauchés ou les châtrés.

Emil Cioran, « Le mauvais démiurge », Œuvres, Gallimard, pp. 627-628.

David Farreny, 1er mars 2024

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