occultes

C’est pour avoir continuellement maintenu quelque chose — elle-même — hors des atteintes des puissances ennemies, qui sont les mêmes depuis toujours, partout, pour tous, c’est pour ça qu’elle se dessinait, dans l’air où résonnent les paroles, tout près, chaque fois ou presque que j’ai parlé avec un de ses enfants. Il n’est pas vrai qu’il n’y ait plus personne, plus rien après qu’on a cessé de respirer. Certains, en vérité, n’existent pas vraiment quand, pourtant, on peut les voir passer et repasser dans la lumière, entendre ce qu’ils disent. Ce n’est pas eux. C’est rien que ce qu’on n’est pas, les forces occultes, l’enfant qui joue derrière le rideau du temps orné de figures peintes. D’autres, en revanche, sont toujours là quand on les chercherait en vain du regard. Il peut arriver qu’on ne les ait jamais vus ou que ça n’ait duré que trois secondes et qu’on n’ait même pas su, alors, qui ils étaient.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 65.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
imposteur

Depuis le temps qu’il le cultive, c’est un sujet qu’il pourrait traiter les yeux fermés, la tête en bas, et en commençant par la fin. Sa propre dextérité, en la matière, l’agace un peu, même. Elle lui donne parfois, paradoxalement, le sentiment d’être un imposteur. Non pas un imposteur par défaut : un imposteur par excès.

Renaud Camus, Voyageur en automne, P.O.L., p. 14.

David Farreny, 21 déc. 2004
caquet

Quel moraliste a dit : « Dans la société tout me rapetisse ; dans la solitude tout me grandit » ? Faux. Il lui semble qu’il en est ainsi, mais c’est parce que dans la solitude il n’y a personne pour rabattre l’impudent caquet de sa vanité.

Valery Larbaud, « Mon plus secret conseil... », Œuvres, Gallimard, p. 693.

Élisabeth Mazeron, 1er avr. 2008
habitable

La mer de l’Odyssée nous est barrée, celle de Racine non moins, celle de Bonnard tout autant ; les plages de Jules et Jim n’existent plus, ni leurs pinèdes ; c’est tout juste si nous pouvons attraper quelques vestiges ultimes des Vacances de M. Hulot, et pour le reste ne nous tend plus guère les bras que l’univers des Bronzés : nous y tombons d’un cœur allègre, en affectant de croire que c’est au moins Cabourg, et que Tendre est la nuit, sinon Nausicaa. La Hollande et ses ciels peuvent prodiguer encore, à condition de méticuleux cadrages, quelques belles impressions de Ruysdael. Mais le plus grand paysage classique européen, surtout dans sa forme la plus princeps et la mieux consacrée, c’est-à-dire romaine, il y a beau temps qu’il n’a plus de répondant sur la terre ; il en va de lui comme de ce mythe dont la mélancolie nous est désormais soustraite, elle aussi, la «  campagne romaine  » : champs de ruines parmi les pacages et les montagnes du soir, que nous disaient ces flâneries et ces vedute, sinon la fragilité des empires, des bonheurs et la nôtre, et la familiarité pastorale de la mort ? Les bretelles et les talus du grande raccordo annulare ne racontent plus rien de tel, ni leur tumulte ordurier. Circulation frénétique, embouteillages, klaxons, chantiers perpétuels, détritus généralisés : on peut dire que c’est la vie même. Mais c’est la vie sans art, sans forme, sans silence, sans faille ni sans refuge pour la solitude, sans habitable idée de la mort. Elles ne sont plus en nous, nous sommes tout en elles. Leur victoire est cette fois totale.

Renaud Camus, « Wittgenstein sur la côte de Galway », Esthétique de la solitude, P.O.L., pp. 160-161.

David Farreny, 3 sept. 2009
moins

Le premier qui fait halte dans un lieu commode et abrité contre le vent, pose la base de l’édifice ; un autre arrive qui continue l’œuvre de son prédécesseur ; puis un troisième travaille sur le même plan, et chaque paysan qui vient là passer une nuit croit devoir payer à ceux qui l’ont précédé, à ceux qui le suivront, le tribut d’une heure de travail. Le monument se trouve ainsi achevé. Les Islandais qui voyagent savent où il faut le chercher ; ils se dirigent là le soir avec leurs chevaux et s’endorment entre ces quatre murs. C’est la tente du désert, c’est le caravansérail des montagnes du Nord. Quelquefois, après avoir traversé pendant plusieurs heures ce sol fangeux et mouvant des marais, ou cette terre calcinée des collines, on est surpris d’apercevoir tout à coup un espace de verdure et un toit de gazon d’où s’échappe un nuage de fumée. C’est une ferme, un bœr. C’est là que demeure la famille du paysan, isolée du monde entier, visitée parfois, dans les beaux jours, par quelques voyageurs, et abandonnée l’hiver à elle-même. Cinq ou six bœr comme celui-là, disséminés à travers les campagnes, composent une commune ayant son maire et son pasteur ; en cherchant plus loin, on trouverait une cabane en terre avec une croix au-dessus : c’est l’église. Puis, il faut dire adieu à ces pauvres oasis, et continuer sa route le long de ces montagnes dont les cimes échevelées attestent encore l’éruption violente qui les a brisées. La plupart des volcans qui ont été enflammés autrefois sont maintenant éteints ; quelques-uns le sont depuis si longtemps, qu’on n’a même pas gardé le souvenir de leurs dernières éruptions. Mais on marche encore sur des bassins que l’on dirait éteints de la veille, sur une cendre épaisse, sur une terre rouge qui ressemble aux débris d’un four à chaux. Au haut d’un de ces cratères, j’ai trouvé l’arabis toute seule, élevant sa tige fragile et ses blanches corolles sur cette terre nue et calcinée. La dernière rose de Thomas Moore était moins isolée ; la pauvre marguerite de Robert Burns, moins à plaindre.

Xavier Marmier, Lettres sur le Nord, Delloye.

David Farreny, 21 avr. 2013
oh

Oh, dans ma jeunesse, pendant mes années de faculté à Vienne, [l’orgue de Barbarie] ronronnait exactement de la même manière, allumant dans ma jeune âme des rêveries de petites bonnes et d’abominables désirs de mourir.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 137.

Cécile Carret, 22 juin 2013
élu

Mais cela n’était possible qu’avec de la distance, et nous dilapidâmes cette distance si nécessaire, moi peut-être dans l’exubérance du réveil, et lui peut-être dans l’exubérance d’une découverte dont il n’avait pas osé rêver jusque-là. Mais peut-être était-ce aussi que je ne supportais pas, à la longue, de me croire élu. J’étais littéralement contraint à détruire l’image qu’il s’était faite de moi, aussi conforme qu’elle fût à mon intériorité la plus profonde. Je voulais sortir de son champ de vision. J’avais la nostalgie de la vie cachée que j’avais menée les seize années précédentes, dissimulé dans la lointaine cavité bleue de mon pupitre où personne ne pouvait avoir aucune opinion de moi, aussi haute qu’elle fût – et justement mieux et plus agréablement cachée que jamais, maintenant que quelqu’un m’avait de si près connu. Passer, au-delà d’un instant précis, pour un modèle ou même une merveille, et non pas aux yeux des autres, mais à ses propres yeux, c’est ce qui était insupportable ; j’étais emporté par le désir de disparaître dans les contradictions.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 33.

Cécile Carret, 3 août 2013
arque

Feu de bois, sois mon chat ; étends-toi sur moi.

Gratte ta gorge et gronde et fredonne.

Tantôt tu bouscules dans les coins cachés les ombres qui font peur.

Tantôt tu roules et tu détends ton ventre fourré d’ambre

Où les mains te taquinent. Allonge ton corps languide et ronronne.

Ou bien arque ton dos, les yeux remplis de lueurs d’or,

Effraye-toi, aie peur de moi et de ma chambre qui bat les secondes.

Nous pourrions être seuls, plus que nous le sommes, mais jamais étrangers.

Nous sommes armés contre tous les dangers.

Bondis sur le silence, bondis sur la souris

Des menus chagrins, trop fine et trop lustrée.

Chasse de chez moi les brisures de rêves

En roulant du fond de ta gorge ton tambour de guerre

Arque, crache, fouis ; mais ne bondis pas sans me le dire

Sur le matin au ciel de plumes tigrées

Car j’aime toujours les jeunes vents bleus ; car toujours

Le matin je nourris de ma fenêtre la grive musicienne.

Robin Hyde.

David Farreny, 21 juil. 2014
petit

Même le diariste le plus présomptueux en vient à douter de l’intérêt que représentent ces pages envahies par le désarroi des sentiments, par l’absurdité quotidienne, par l’effort, presque toujours vain, de retenir une existence qui va à vau-l’eau. Lorsque le jeune Boswell demande à l’illustre Samuel Johnson s’il valait vraiment la peine de noter dans ses carnets de si « petites » choses, ce dernier lui répondit avec superbe : « Dès lors qu’il est question de l’homme, rien n’est jamais trop petit. » Ce pourrait être le premier commandement du diariste, le second étant : « Nulla dies sine linea », une façon comme une autre de dresser une barrière entre le néant et soi, en s’enfermant dans un cercle qui rétrécit d’année en année, jusqu’à la réclusion totale.

Roland Jaccard, « Les idoles du néant », La tentation nihiliste, P.U.F., pp. 116-117.

David Farreny, 9 déc. 2014

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