possession

Peut-on reprendre possession d’une chose ? N’est-ce pas la perdre ?

Franz Kafka, « 9 août 1920 », Lettres à Milena, Gallimard, p. 182.

David Farreny, 23 mars 2002
affirmations

Tout le charme de ce genre de doute réside dans un paradoxe bizarre, qui fait qu’un individu ne croyant à rien préconise néanmoins des attitudes, des convictions, des idées, se prononce sur toutes les questions, lutte contre ses adversaires, adhère à un mouvement politique.

Des affirmations sans système jaillissent soudain, pareilles à des explosions, à des incandescences isolées, d’un éclat aveuglant.

Emil Cioran, « Une étrange forme de scepticisme », Solitude et destin, Gallimard, pp. 201-202.

David Farreny, 24 juin 2005
caquet

Quel moraliste a dit : « Dans la société tout me rapetisse ; dans la solitude tout me grandit » ? Faux. Il lui semble qu’il en est ainsi, mais c’est parce que dans la solitude il n’y a personne pour rabattre l’impudent caquet de sa vanité.

Valery Larbaud, « Mon plus secret conseil... », Œuvres, Gallimard, p. 693.

Élisabeth Mazeron, 1er avr. 2008
intermède

Au sortir de l’adolescence s’ouvre un intermède décevant auquel on ne conçoit pas de fin. Une fois encore, j’aurais eu besoin, j’ai attendu qu’on me dise. Le dépit de me découvrir embarrassé de termes empruntés, inopérants sur les choses concrètes, rétives de toujours, pour cuisant qu’il fût, m’aurait moins affecté si je l’avais su inévitable, peut-être passager. J’aurais laissé à celui que je serais ultérieurement devenu le soin d’une opération que j’avais crue toute simple et qui ne l’était pas. J’avais cédé une année de la seule vie qui vaille, puis deux puis d’autres, encore, au terme de quoi je comptais que le chapitre obscur par où j’ai commencé serait expliqué. Je saurais. Je serais libre. Je m’établirais à l’endroit où j’attendais, en quelque sorte, ma propre venue.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, pp. 76-77.

Élisabeth Mazeron, 27 mai 2010
scissiparité

Quand je repense à cette dizaine de mois pendant lesquels j’ai correspondu avec vous, moi qui ne vivais plus depuis près de dix ans, cette expression s’est imposée grâce à vous, j’ai eu accès à une forme de vie.

Ces mots évoquent en principe l’existence élémentaire des amibes et des protozoaires. Pour la plupart des gens, il n’y a là qu’un grouillement un peu dégoûtant. Pour moi qui ai connu le néant, c’est déjà de la vie et cela m’impose le respect. J’ai aimé cette forme de vie et j’en ai la nostalgie. L’échange des lettres fonctionnait comme une scissiparité : je vous envoyais une infime particule d’existence, votre lecture la doublait, votre réponse la multipliait, et ainsi de suite. Grâce à vous, mon néant se peuplait d’un petit bouillon de culture. Je marinais dans un jus de mots partagés. Il y a une jouissance que rien n’égale : l’illusion d’avoir du sens. Que cette signification naisse du mensonge n’enlève rien à cette volupté.

Amélie Nothomb, Une forme de vie, Albin Michel, pp. 156-157.

Élisabeth Mazeron, 27 sept. 2010
longue

Le temps qui t’est imparti est si court que, dès que tu as perdu une seconde, tu as déjà perdu ta vie entière ; car elle n’est pas plus longue que cela ; elle est toujours exactement aussi longue que le temps que tu perds.

Franz Kafka, « Défenseurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 645.

David Farreny, 21 déc. 2011
antipodes

Cathy prend le volant et je ne suis pas rassuré du tout. Nos maximes directrices sont aux antipodes l’une de l’autre. L’univers qui l’a engendrée était homogène, autonome, ancré dans la civilisation rurale traditionnelle, la longue durée braudélienne, doté d’une forte assise matérielle et d’une vigoureuse et farouche détermination que pondéraient des femmes enseignantes, Jeanne, Berthe, Octavie, chacune admirable, à sa façon. L’accord était parfait entre parents et enfants, la confiance entière, les valeurs incontestées. J’ai vécu, grandi, malheureux, divisé, dans un monde écartelé entre la vieille campagne et les prestiges lointains de la culture citadine, dans la petite bourgeoisie d’une sous-préfecture excentrée. Aussi loin que je remonte, je cultive une dissidence ouverte ou larvée, récuse (avec raison) les préceptes qu’on prétend m’inculquer, me paie de chimères, d’idées folles, forme des projets extravagants, sacrifie à des occupations insanes, voudrais savoir, entreprends de me changer, me condamne à des travaux sans fin, à un mécontentement éternel, au désespoir. Voilà ce qui explique que je sois plein d’appréhensions, sur le siège du passager, tandis que Cathy, sereine, résolue, agissante, égale, une, tient le volant. Il fait beau. La campagne est au faîte de sa gloire, en cette fin juillet, les arbres en majesté, d’un vert plus sombre, déjà, sur le fond clair, jauni des prés, l’or, ici et là, des blés. La circulation se fait plus dense, sur l’A 71. Par moments, je parviens à m’absorber dans la contemplation émerveillée du paysage traversé puis la crainte revient, m’accapare. On roule trop vite, trop près de celui qui nous précède. Je prends les commandes à Vierzon et ça va beaucoup mieux.

Pierre Bergounioux, « lundi 28 juillet 2008 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 890.

David Farreny, 26 fév. 2012
relation

Pourrai-je jamais entrer en relation avec la vie ?

Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, p. 260.

David Farreny, 27 mars 2012
intercession

Je continuai d’avancer — avec à ma droite le complexe ferroviaire et à ma gauche l’aqueduc, dont les arches ici ne s’arrondissent plus que sur leur comblement, l’édifice devenant un simple mur où se dessine maigrement sa découpe d’origine — vers cet homme qui ne bougeait pas et qui paraissait, la tête un peu penchée vers l’avant, plongé dans une réflexion. Je dus parvenir à sa hauteur pour constater que, de la main droite, il tenait la poignée d’un mécanisme d’enroulement d’où s’étirait une courte longueur de laisse, au bout de laquelle un frêle représentant de l’espèce canine, la patte levée, urinait contre la clôture. Scène banale, en vérité, et qui s’accordait bien avec un environnement où l’aqueduc, redevenu mur et perdant de sa hauteur, tendait à revêtir une dimension humaine.

Pourtant, comme je le découvrais, je marquai le pas, frappé par l’attitude pensive de l’homme. Il me ressouvenait, en effet, et de manière frontale, sans que je pusse refouler en rien une telle vision, d’avoir surpris mainte fois semblable attitude chez tel usager de toilettes publiques, dont presque toujours, comme on sait, à la faveur de la miction, l’esprit se libère et vagabonde. L’homme, ici, qui n’entretenait avec le soulagement de l’animal qu’un lien de pure forme, en l’espèce de la laisse, semblait donc, néanmoins, en bénéficier intellectuellement, comme s’il se fût agi du sien ; et, partant de ce rapprochement, j’en vins à me représenter la scène d’une tout autre manière, aussi crue qu’obsédante, au point que je ne pouvais plus désormais l’imaginer autrement : dans cette vision nouvelle, qui complétait définitivement l’ancienne, la laisse, faisant figure de tuyau, permettait à l’homme, par une magique intercession de sa main refermée sur l’enrouleur, de se soulager sans qu’il en parût rien, là-bas, sous la patte levée de la bête, le long de ce conduit où de façon à peine masquée son animalité se transférait vers quelque représentant plus propre, par sa quadrupédie, à l’incarner. Il y avait là, dans la trivialité d’une telle évocation, dans le trajet maintenant trop visible de cet écoulement, quelque chose aussi de la prothèse et de l’hôpital, et, jetant à l’homme un seul bref regard de côté, j’allai mon chemin, en proie à une sensation mêlée de dégoût et de spoliation, comme blessé d’avoir été si aisément trompé par cette pauvre mise en scène, et persuadé de toute façon que, bien qu’elle fût le fruit de ma seule imagination, l’homme qui s’y était distingué en était pour partie responsable et devait en tout état de cause rendre compte de sa supercherie et de son inconvenance.

Christian Oster, Le pont d’Arcueil, Minuit, pp. 102-103.

David Farreny, 14 mars 2013
seul

Oui, à quel point on se retrouve vite seul à ouvrir une porte de chambre, à ouvrir une fenêtre, à s’engager sur un chemin latéral !

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 75.

Cécile Carret, 21 juil. 2013

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