Une femme qui m’avait occupé l’esprit et le cœur, sans cesse, et qu’il me suffisait de voir ou d’évoquer pour me dire que la vie avait une forme.
Christian Oster, Une femme de ménage, Minuit, p. 8.
Rien n’est jamais aimé, rien n’est jamais connu.
Renaud Camus, L’épuisant désir de ces choses, P.O.L., p. 115.
Une fois, l’autre m’a dit, parlant de nous : « une relation de qualité » ; ce mot m’a été déplaisant : il venait brusquement du dehors, aplatissant la spécialité du rapport sous une forme conformiste.
Bien souvent, c’est par le langage que l’autre s’altère ; il dit un mot différent, et j’entends bruire d’une façon menaçante tout un autre monde, qui est le monde de l’autre. […] Le mot est une substance chimique ténue qui opère les plus violentes altérations : l’autre, maintenu longtemps dans le cocon de mon propre discours, fait entendre, par un mot qui lui échappe, les langages qu’il peut emprunter, et que par conséquent d’autres lui prêtent.
Roland Barthes, « Altération », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, pp. 34-35.
Ce qui me chagrine le plus, finalement, c’est d’être rejeté par la civilisation. Il me faudra encore du temps pour en être bien certain, car les chocs émotionnels que l’on reçoit ne peuvent s’analyser immédiatement, mais je pense avoir été moins amoureux de la femme que de la civilisation qu’elle représente. Je me sens rejeté par la civilisation, alors que j’estime avoir le droit et les capacités d’en faire partie. C’est humiliant. J’aurais tant aimé connaître l’éducation, l’art, le confort et les conversations subtiles des aurivergistes. Les gens de ma famille, sans être comparables à des barbares, restaient des brutes, des incultes. Et c’est trop tard. Demain, je rentre chez moi.
Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 105.
J’ai le sentiment de ne savoir où diriger tous ces dons que le voyage prodigue avec tant d’abondance. Je n’ai plus de « projet » bien descriptible et cette longue interruption qui m’a fait tant de bien n’a fait aussi que renforcer ma perplexité. Amadou sec, j’attends ma flamme.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 129.
Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi, et à ne rien faire. Personne presque n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fonds pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque cependant à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom ; et que méditer, parler, lire, et être tranquille, s’appelât travailler.
Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 242.
J’étais en train
de lire un livre
quand tout à coup
je vis ma vitre
emplir son œil absent d’oiseaux légers et ivres.
Oui, il neigeait.
La folle neige !
Elle tombait
tranquille et fraîche
dans le cœur tout troué comme un filet de pêche.
C’était si bon !
et j’étais ivre
de ces flocons
heureux de vivre
que ma main, oublieuse, laissa tomber le livre !
En ai-je vu
neiger la neige
dans le cœur nu !
Ah ! Dieu que n’ai-je
su garder dans mon cœur un peu de cette neige !
Toujours en train
de lire un livre !
Toujours en train
d’écrire un livre !
Et tout à coup la neige tranquille dans ma vitre !
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 225.
On ne connaît qu’une méthode pour se soulager de la hantise amoureuse : y céder.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 184.
À se demander toutefois si notre sensibilité n’est pas cette antenne qui en toute situation va pointer avec précision la zone d’inconfort, d’angoisse et de malaise.
Éric Chevillard, « jeudi 17 juillet 2014 », L’autofictif. 🔗
La lucidité n’extirpe pas le désir de vivre, tant s’en faut, elle rend seulement impropre à la vie.
Emil Cioran, « De l'inconvénient d'être né », Œuvres, Gallimard, p. 870.
Deux heures passées chez le dentiste et sitôt après, heureux toute la journée, la sensation d’avoir fait quelque chose d’utile, de m’être suffisamment amélioré pour aujourd’hui.
Iñaki Uriarte, Bâiller devant Dieu, Séguier, p. 67.
Fin des années soixante-dix, l’agitation bat encore son plein et j’ai toujours du mal à me secouer. Pendant qu’on défile dans les rues, j’erre, désœuvré, dans les allées des librairies. Là aussi la contestation occupe les rayons. S’y étalent pêle-mêle la libération orgasmique, l’émancipation féminine, l’anti-psychiatrie, l’anti-impérialisme, ou encore la revendication de droits pour les minorités de toutes sortes, ethniques, culturelles, sexuelles. En feuilletant ces manifestes en faveur de tant de causes, j’ai confirmation que la mienne demeurera indéfendable. Quel intellectuel apportera sa caution à un activiste de la sieste ?
Frédéric Schiffter, « Debord existe, moi non plus », Le philosophe sans qualités, Flammarion.