attendant

Mais Crab ne trouve pas à s’employer. On lui préfère à chaque fois un autre candidat, plus motivé. Et Crab rejoint ses compagnons, car il n’est pas le seul volontaire rabroué et il a fini par lier connaissance avec tous ces hommes en réserve de la vie — ces êtres qui palpitent dans un infinitif pétrifié —, qui un jour peut-être seront appelés, mais ne savent plus quoi lire en attendant.

Comment occuper ce corps sans rôle qui fonctionne inutilement, que faire de cette tête qui tourne à vide ? Il faudrait procurer un travail au premier, des distractions à la seconde. C’est ainsi que Crab passe le plus clair de son temps à se donner des gifles.

Éric Chevillard, La nébuleuse du crabe, Minuit, p. 63.

David Farreny, 2 sept. 2002
refus

Une ville, ce n’est pas seulement une forme, c’est aussi — surtout si elle occupe une éminence — la composition d’un volume. Comment dix siècles ont-ils pu avoir le génie des volumes, sans y penser, et le nôtre le secret de les gâcher tous, dès qu’il bouge le petit doigt ? Gendarmerie, institution spécialisée, lotissement, villas blanches : toutes choses éminemment utiles, loin de nous de prétendre le contraire, et même indispensables, suppose-t-on. Ceux qui détruisent les paysages avec leurs hangars de tôle ondulée, leurs camps de concentration pour les canards ou leurs dépôts Intermarché, ont toujours le même argument : pas moyen de faire autrement. Et en effet, il n’y a pas moyen. La poésie est seule, ou disons la littérature, par décence — et c’est encore un bien grand mot ; l’âme, ou disons la liberté ; le paraître, ou disons la dignité, l’imposition de la forme, ou son maintien, le grand refus, en somme, le grand non, l’angélique et luciférien non serviam — seule, seuls, donc, seuls contre tous, à se buter, absurdement, dans le déni de la contingence. Ils sont ce qui trouve le moyen, quand il n’y a pas de moyen ; ce qui se dérobe obstinément aux lois de la statistique ; le reste irréductible, dans les opérations comptables du réel.

Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 134.

Guillaume Colnot, 8 mars 2004
vide

Pour tromper son vide, battre son plein.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 65.

David Farreny, 19 nov. 2006
orgueil

Oui, il est toujours là. Tant pis ; accommodons-nous de sa présence et tâchons de le rendre de plus en plus subtil (il a déjà maigri de moitié depuis que je le taquine). Éducation de l’orgueil, quel programme ! Cela consisterait à lui donner carrière, à le satisfaire, à le pousser toujours plus avant jusqu’au point où il devient l’humilité et l’intelligence totale. Quand j’aurai le temps, j’essaierai.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 119.

David Farreny, 24 avr. 2007
mot

Je couvre deux pages sans autre difficulté que celle, modale, du matériau que fouille la plume — le réseau arachnéen, très subtil, chargé de résonances infinies, de secrètes sympathies, où se trouvent pris, qu’on le veuille ou non, l’énigme de l’existence, le mot de notre sens.

Pierre Bergounioux, « jeudi 22 août 1991 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 86.

David Farreny, 20 nov. 2007
trop

Elle était bonne et elle croyait en Dieu. Je me rappelle qu’un jour, pour me dire la grandeur de l’Éternel, elle m’expliqua qu’il aimait mêmes les mouches, et chaque mouche en particulier, et elle ajouta J’ai essayé de faire comme Lui pour les mouches, mais je n’ai pas pu, il y en a trop.

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Gallimard, p. 16.

Bilitis Farreny, 22 avr. 2008
flottement

Là où elle est, déclara-t-il, elle doit maintenant faire comme nous, j’imagine, elle doit envisager de se coucher. Il est certain que cette femme elle aussi a l’obligation de dormir de temps en temps, commenta Kontcharski. Comment ça ? fit Marc. Ça ne lui retire rien, il me semble. Je n’ai pas dit ça, fit Kontcharski. Moi aussi, intervins-je, je l’imagine très bien en train de dormir. Ah oui ? fit Marc. Oui, dis-je. Je pense qu’elle est réelle, qu’elle existe réellement et qu’elle va dormir cette nuit, je veux dire que je pense comme toi, que je l’imagine très bien dormir. Il y eut un petit moment de flottement, ici, parce que personne ou presque ne semblait comprendre ce que chacun voulait exactement dire, flottement dont je tentai de sortir tout le monde en observant que cette femme, par ailleurs, était peut-être arrivée là où elle allait, elle. C’est-à-dire ? me reprit Marc. Eh bien, formulai-je, en proie à un nouvel embarras, mais c’était un peu tard pour biaiser, maintenant, elle ne sera peut-être plus sur la route demain, je suppose que tu en as conscience. Bien sûr, convint Marc. Ça ne l’empêche pas d’être la femme de l’autoroute. Non, dis-je, et Kontcharski acquiesça également en précisant qu’on ne pourrait jamais lui retirer l’autoroute, à cette femme. Bon, dit Marc, si on allait dormir ?

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 71.

Cécile Carret, 14 sept. 2008
limite

A est différent de O. Il faut prononcer A et O. Montre l’incroyable différence. Aaaaaaaaaaaaaaaaa / Ooooooooooooooooo. S’imprégner de la prononciation, en prononçant longuement dans la bouche. En vocalisant un a continu. Puis un o continu. Sentir l’évolution, les métamorphoses complexes dans la bouche. Garder le a, tenir le a et lentement, progressivement s’approcher de l’autre son que l’on connaît, délicatement, le a est encore là et penser au o, garder le son a et essayer d’atteindre par le son a le son de o en déformant le plus possible le a en gardant un a, plus il s’approche du o et plus l’effort est important pour s’approcher encore du o. Le o ne viendra pas. Il existe une limite infranchissable entre le a et le o.

Christophe Tarkos, « Processe », Écrits poétiques, P.O.L., pp. 117-118.

David Farreny, 21 mai 2009
distance

Le malaise qui grandissait en moi face au progrès du blanc sur la tapisserie m’interdisait le plaisir que j’eusse pu prendre, en d’autres temps, à telle vanité. Il n’y avait pas de quoi me vanter à constater que cette maladie de blancheur irruptait chez moi, plutôt qu’ailleurs, dans le lieu clos de mes pensées, de mes rêveries et de mes désirs. Peut-être même pouvais-je me dire, en vertu d’une correspondance essentielle entre le cœur et le monde, que s’il en était ainsi, c’était qu’en moi, par-delà la bienséante façade de mon inutilité, la corruption se trouvait déjà bien avancée. Et ainsi le mur, en face de moi, se posait-il pour ce qu’il n’avait jamais cessé d’être : le miroir de moi-même. Je pouvais donc — je devais même — le regarder mais comme l’on regarde un miroir que hante son image : à distance. Seuls les enfants posent le doigt sur leur reflet. Moi, naturellement, je savais à quoi m’en tenir sur l’illusion (mais aussi sur la vérité de l’illusion) : je n’avais donc pas à bouger, à tenter de saisir une insaisissable image. Il me suffisait de savoir que cette blancheur vacante autant que vorace me désignait dans mon propre néant. À distance, que ne saurait-on supporter ?

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 38.

Élisabeth Mazeron, 7 mars 2010
momifier

L’expression est d’Albert Cohen, qui, dans Belle du Seigneur, pousse jusqu’à son terme la logique d’un amour « chimiquement pur ». Ses héros, Ariane et Solal, connaissent le même destin que des rêveurs qui voudraient ne faire que rêver. Après s’être enfuis ensemble, croyant prolonger l’éblouissement des débuts, ils se vouent à un tête-à-tête perpétuel. Ils ne parviennent qu’à momifier leur passion, en une lente descente aux enfers. Enfermés dans leur chambre d’hôtel, ils ne sont plus que des amants, jour et nuit ; ils renoncent à toutes leurs autres dimensions. Confite en clichés romantiques à la manière d’une Bovary des années trente – les points communs entre les deux héroïnes sont nombreux –, Ariane, qui a d’abord cru que c’était la vie dont elle rêvait, se met vite à étouffer, mais refuse de se l’avouer. Solal, au contraire, suit lucidement la progression de l’« avitaminose » ou du « scorbut » qui ronge leur amour. Il en constate les dégâts sur elle, sa « folle et géniale » d’autrefois : « Cette vie en vase clos l’abêtissait. » Dans le « noble marais » où ils dépérissent, à l’écart du flot de la vie, il envie désespérément ceux du dehors : « Oh, être un facteur et lui raconter sa tournée ! Oh, être un gendarme et lui raconter un passage à tabac ! » On assiste alors à de troublantes interférences entre les registres de l’intimité et de la sociabilité. Une nuit, du simple fait qu’elle a été invitée à une partie de tennis pour le lendemain par une autre pensionnaire de l’hôtel, Ariane redevient dans les bras de Solal aussi passionnée qu’au début de leur histoire. Et lui, un après-midi, en la rejoignant dans la chambre où elle l’attend (« entrée du paon, se dit-il »), en vient à penser : « Allons, au travail. » Chassé par la porte, l’animus est revenu par la fenêtre.

Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 40.

Cécile Carret, 1er mai 2012
inexpérience

Il trouvait distingués la réserve et le dédain budapestois. […] Parfois cependant ils semblaient froids, et même sans cœur. Par exemple, personne ne lui demanda ce que tout le monde chez lui, à commencer par le préfet, lui aurait demandé, même quelqu’un qu’il ne connaissait que de vue : « Alors, mon cher Kornél, n’est-ce pas que Budapest est magnifique ? N’est-ce pas que le Danube est grand ? N’est-ce pas que le mont Gellért est haut ? » Et puis, on ne regardait même pas son visage ouvert, en quête d’affection, ce visage qu’au début – les premières heures – il levait vers chacun avec une confiance si illimitée que certains esquissaient un sourire involontaire, et riaient dans son dos d’un air complice à la vue de tant d’inexpérience et de jeunesse, jusqu’à ce que – quelques heures plus tard – il ait appris qu’il devait fermer son visage, s’il ne voulait pas se ridiculiser. Ici s’achevaient ce monde vaste et bienveillant, cette existence doucereuse de poupon, ce jeu de dînette auxquels il avait été habitué en province. Quelque chose de tout à fait autre commençait ici. Plus et moins à la fois.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 39.

Cécile Carret, 26 août 2012
récit

C’est une attention douce que tu as de m’envoyer chaque matin le récit de la journée de la veille. Quelque uniforme que soit ta vie, tu as au moins quelque chose à m’en dire. Mais la mienne est un lac, une mare stagnante, que rien ne remue et où rien n’apparaît. Chaque jour ressemble à la veille ; je puis dire ce que je ferai dans un mois, dans un an, et je regarde cela non seulement comme sage, mais comme heureux. Aussi n’ai-je presque jamais rien à te conter. Je ne reçois aucune visite, je n’ai à Rouen aucun ami ; rien du dehors ne pénètre jusqu’à moi. Il n’y a pas d’ours blanc sur son glaçon du pôle qui vive dans un plus profond oubli de la terre. Ma nature m’y porte démesurément, et en second lieu, pour arriver là, j’y ai mis de l’art. Je me suis creusé mon trou et j’y reste, ayant soin qu’il y fasse toujours la même température.

Gustave Flaubert, « lettre à Louise Colet (26 août 1846) », Correspondance (1), Gallimard.

David Farreny, 1er mars 2013
déplacement

C’est ainsi que mon foyer devint à cette époque le déplacement, l’attente aux stations et aux gares – le voyage. Les quatre-vingt-dix kilomètres quotidiens ou, avec les parcours à pied, les trois heures d’aller-retour entre le village et la ville formaient un espace de temps qui simultanément constituait, eu égard aux circonstances, mon espace vital. Cela me permettait chaque fois de respirer, d’être enfin à nouveau au milieu de ces personnes pour la plupart inconnues, dont aucune n’avait plus besoin d’être rangée par moi dans une catégorie et qui ne me classaient moi-même dans aucune. Pour le temps du voyage nous n’étions ni riches ni pauvres, ni bons ni mauvais, ni allemands ni slovènes, tout au plus jeunes et vieux – et le soir, lors des retours, j’avais l’impression qu’entre nous l’âge même ne comptait plus. Mais alors qu’étions-nous ? Dans le train sans classes, de simples « voyageurs » ou « passagers », et dans l’autocar – c’était encore plus beau – des « hôtes de voyage », comme dit l’allemand.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 54.

Cécile Carret, 4 août 2013
altérité

Nos semblables ? Et en effet, certains le sont et ne le sont que trop, car après un premier mouvement de rapprochement fraternel, ces similitudes incontestables nous pèsent, nous écœurent, il n’est jamais agréable d’être l’un des termes d’un pléonasme. Mais les autres… leur bouche pleine de dents, leur ventre obscur, leurs gestes incompréhensibles, leurs propos insensés… la profonde et terrifiante énigme de l’altérité…

Éric Chevillard, « mardi 6 mai 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014

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