Rarissimes sont les écrivains qui ont ouvert ce que, faute de mieux, j’appellerai les yeux intérieurs, et qui se sont intéressés à l’immense fourmillement d’eux-mêmes, qui ont observé les mouvements et groupements de ces figures, émotives et intellectuelles, somatiques et organiques que sont les images.
Léon Daudet, Le monde des images, Nouvelle librairie nationale, p. 60.
Tous, nous avons connu des personnes qui excellent à dramatiser l’existence, qui éprouvent le besoin irrésistible de se passionner pour ou contre celui-ci ou celui-là, celle-ci ou celle-là, et qui ignorent les calmes joies de l’indifférence, au besoin cordiale. La puberté, et plus avant dans la vie, les poussées de l’instinct sexuel, grand fabricateur de figures internes développent étrangement le pathétisme. Il en est de même de l’abstinence, quand elle n’a pas de dérivatif artistique, littéraire ou mystique. Le jeune homme, la jeune fille sont enclins à considérer l’existence sous l’angle du drame perpétuel ainsi que les vieilles filles et les solitaires. Julien Sorel, la Cousine Bette, Don Quichotte, madame Bovary, monsieur Joyeuse, du Nabab, voilà de bonnes observations de « pathétiques ». Amusants dans les livres, ces types en proie aux images exaltées sont, dans la vie courante, fatigants, soit qu’ils demandent à l’amitié les transes et les gambades de la passion, soit qu’ils exigent des autres une participation continuelle à leurs antipathies et à leurs rancunes. Rapprochements, brouilles, réconciliations, rebrouilles, lettres de douze pages, scènes de colère, d’attendrissement…, les pathétiques sentimentaux ou sexuels excellent à ces exercices éliminatoires, qui donnent vite une courbature à leurs relations. Ils sont la plaie de leur entourage, de leurs ménages, de leurs voisins. Ils rentrent dans la catégorie qu’Alphonse Daudet appelait justement « les commères tragiques » .
Léon Daudet, Le monde des images, Nouvelle librairie nationale, pp. 28-29.
Étendu sur le tapis balkanique et rempli de souvenirs précis, je me suis livré (!) à des pensées insensées, dont même le quartet de Schumann a été incapable de me libérer. Seule votre voix a pu faire ce miracle. Je suis déjà une autre personne — celle qui a tant ri avec vous pendant ce moment unique. Jamais je n’aurais pu prévoir que quelqu’un jouerait un tel rôle à ce point de ma vie. La fatigue me semblait être ma seule compagne. Elle l’est aussi, en vérité, mais par chance, vous lui faites une dangereuse concurrence.
Emil Cioran, « À Friedgard Thoma (Paris, 21 juin 1981) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Le drame d’avoir un corps, vous le connaissez mieux que personne, mais ce que j’admire chez vous ce sont ces moments que vous évoquez pendant lesquels aucun trouble ne vous atteint : merveilleux détachement qui annihile la mort, laquelle ne fait plus qu’une piètre figure d’intruse.
Emil Cioran, « À Armel Guerne (Paris, 28 mai 1978) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Jeune, j’avais pitié des vieux ; maintenant, j’ai pitié des jeunes. La nature arrange tout pour le… mieux. L’avenir me paraît de plus en plus inconcevable.
Emil Cioran, « À Arşavir Acterian (Paris, 3 novembre 1972) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Combien ont-ils fourni un effort équivalent au vôtre ? Vous devriez mener quelque temps une existence végétative, et vivre en parasite de votre passé. Quel dommage que je ne puisse vous communiquer un rien de ma paresse ! Vous avez tout simplement une vitalité de forçat. Aussi absurde que cela puisse vous paraître, je suis plus sage que vous, si sagesse signifie abstention : je n’y ai aucun mérite, puisque je suis né dans la stérilité.
Emil Cioran, « À Armel Guerne (Paris, 28 décembre 1964) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Quand je ne perds pas mon temps en conversations, je le perds en lisant : je lis, je lis, inutilement, pour ne pas penser, pour ne pas voir à quel point je suis enfoncé dans le non-sens. Cependant que les jours s’écoulent et que je ne fous rien, on me presse de tous côtés d’écrire, de publier, et je ne peux ni ne veux me manifester. L’autre jour, on me demande un article pour une revue. Je réponds : plus tard. — On me dit de donner un titre pour qu’on puisse annoncer ma collaboration. — Je ne trouve aucun sujet sur lequel je puisse écrire, fut ma réponse. — Mais, en attendant, je vais quand même sécréter un texte sur la rage.
Emil Cioran, « À Armel Guerne (Paris, 30 novembre 1963) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Je suis voué à la stérilité, au fragment, à l’ébauche. Jusqu’à présent j’ai réussi à camoufler mes déficiences ; en sera-t-il de même à l’avenir ? J’en doute. Tu ne saurais imaginer à quel point tout me paraît impossible et irréalisable. À vrai dire, le peu de confiance que j’avais en moi, je suis en train de le perdre, si je ne l’ai déjà perdu. Tout me pèse, tout me fatigue. Écrire me semble une activité inconcevable, une infraction flagrante et insensée à la certitude que j’ai de l’inanité universelle. J’ai sapé toutes mes illusions, je m’en suis moqué, et maintenant me voilà dans l’obligation de vivre mes sarcasmes, d’en tirer les conséquences pratiques — victime d’une vision dérisoire. Je suis en pleine sagesse, puisque je ne vis plus en contradiction avec mes idées. Que je regrette ce temps où une phrase bien balancée me consolait de n’importe quel échec ! Mais à quoi bon me lamenter encore ? Il faudrait pouvoir prier.
Emil Cioran, « À Mircea Eliade (Paris, 23 avril 1963) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Quand je pense que vous aurez tous les jours sous les yeux ces maisons lépreuses et le Panthéon, et pas un seul cyprès ! (Par parenthèse, l’arbre que j’aime le plus et qui, à lui seul, me consolerait de la disparition de la Nature — et même de la Poésie.)
Emil Cioran, « À Armel Guerne (Paris, 22 octobre 1962) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Comme tous les oisifs, je suis dans la pire dépendance que l’on puisse imaginer. Pour vivre comme je vis, sans métier précis, il me faut voir du monde, m’agiter et donner aux dieux qui président à mes destinées l’illusion de l’affairement et de l’efficacité. J’y arrive au prix de ma liberté, de ce que précisément il s’agissait de sauver.
Emil Cioran, « À Armel Guerne (Paris, 29 septembre 1961) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Ne va pas te mettre au service de Dieu, ce n’est pas rentable. Tu seras plus malheureux qu’avant. Avec le principe ultime, il faut être dilettante. Une fois enfermé en lui, tu n’auras plus la liberté d’aller ailleurs, plus loin.
Emil Cioran, « À Aurel Cioran (Berlin, 14 avril 1935) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Je vis des instants de conscience démiurgique et de messianisme infini, qui m’enivrent, qui m’offrent un élan extatique et qui composent une compensation féconde à mes fréquentes dépressions. Je me vis parfois comme un mythe. Dans ces moments-là, tout ce qui a été avant moi et tout ce qui viendra après moi me semble sans intérêt et inutile. Je vis le drame de ma propre unicité dans des proportions métaphysiques.
Emil Cioran, « À Ecaterina Săndulescu (Berlin, 29 janvier 1934) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Je me suis rendu compte une nouvelle fois de mon incapacité à faire quelque carrière que ce soit, et si ce constat vérifié ne m’attriste pas maintenant, les pénibles surprises qui m’attendent plus tard constitueront une compensation drastique et méritée à mon admirable indolence.
Emil Cioran, « À Ecaterina Săndulescu (Berlin, 29 janvier 1934) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Je sais comment faire l’escroc intellectuel, comment épater avec des livres qu’on n’a pas lus ou comment impressionner par des paradoxes, mais je n’ai rien utilisé de tout cela. Sur le plan psychologique, je suis un introverti ; les gens ne peuvent pas me faire plaisir. Il y a à Bucarest quelques personnes qui tiennent à moi ; je te prie de me croire : leur sympathie ne me fait pas du tout plaisir.
Emil Cioran, « À Bucur Ţincu (Sibiu, 23 septembre 1932) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Tout dépend de tes liens. Or, on ne se fait pas de liens en restant chez soi à lire. Il faut sortir, ne pas manquer de féliciter, de louer, de flatter. Moi qui vis dans un scepticisme particulièrement amer, je me sens très embarrassé par ce genre de gestes. Si je les fais parfois, cela vient d’une pression rationnelle excessivement insistante, qui attise trop dans ma conscience la nécessité d’une orientation active.
Toute ma tragédie se réduit dans le fond à cela : je ne peux plus hiérarchiser les contenus spirituels et les valeurs, de quelque nature qu’ils soient. L’action ou l’inaction, la générosité ou la haine, l’élan ou le désespoir — tout me semble exprimer une même irrationalité que l’on ne peut pas dépasser.
Nous avons déjà parlé toi et moi des nuits sans sommeil, où l’on compte les instants et où, par-delà le désespoir, par-delà les limites de sa résistance, tout semble sur un même plan, insignifiant et nul. Tous les éléments, tous les symboles s’en retrouvent purifiés, l’homme est confronté à l’existence dans sa structure pure, le dualisme entre conscience et réalité s’intensifiant jusqu’à un paroxysme qui n’est rien d’autre que la destruction.
Avec ce genre d’expériences, que vais-je devenir ?
Emil Cioran, « À Bucur Ţincu (Bucarest, 4 mars 1932) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.