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Le passé demeure, c’est le présent qui ne prend pas.

Éric Chevillard, « dimanche 30 juin 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 23 juil. 2024
indéchiffrable

Les soirs où l’on descend en soi

sans lanterne

et que l’amour à qui nous donnons la main

se met à crier

un visage indéchiffrable nous frôle

et nous demande comment mourir

sans que ce soit une bassesse.

Daniel Boulanger, Les dessous du ciel, Gallimard.

Jérôme Vallet, 13 juil. 2024
enfer

L’existence humaine ne devient une véritable souffrance, un enfer que lorsque deux époques, deux cultures, deux religions interfèrent l’une avec l’autre. Un homme de l’Antiquité ayant dû vivre au Moyen Âge aurait lamentablement péri, suffoqué. De la même manière, il est certain qu’un sauvage étoufferait au milieu de notre civilisation. Parfois, une génération entière se trouve prise entre deux époques, entre deux styles de vie ; à tel point qu’elle perd toute notion d’évidence, tout savoir-vivre, tout sentiment de sécurité et d’innocence. Il va de soi que chacun ne ressent pas ce phénomène avec la même intensité. Une personnalité telle que Nietzsche a dû subir le mal d’aujourd’hui avec plus d’une génération d’avance ; les souffrances qu’il fut contraint d’endurer dans la solitude et l’incompréhension affligent désormais des milliers d’hommes. 

Hermann Hesse, Le loup des steppes.

Jérôme Vallet, 12 juil. 2024
jazz

Lorsque je passai devant un dancing, un jazz violent jaillit à ma rencontre, brûlant et brut comme le fumet de la viande crue. Je m’arrêtai un moment : cette sorte de musique, bien que je l’eusse en horreur, exerçait sur moi une fascination secrète. Le jazz m’horripilait, mais je le préférais cent fois à toute la musique académique moderne ; avec sa sauvagerie rude et joyeuse, il m’empoignait, moi aussi, au plus profond de mes instincts, il respirait une sensualité candide et franche.

J’aspirai l’air un long moment, je flairai la musique sanglante et bariolée, je humai, lubrique et exaspéré, l’atmosphère du dancing. La partie lyrique du morceau était sucrée, graisseuse, dégoulinante de sentimentalité ; l’autre était sauvage, extravagante, puissante, et toutes les deux, pourtant, s’unissaient naïvement et paisiblement et formaient un tout. C’était une musique de décadence, il devrait y en avoir eu de pareilles dans la Rome des derniers empereurs. Comparée à Bach, Mozart, à la musique enfin, elle n’était, bien entendu, qu’une saleté, mais tout notre art, toute notre pensée, toute notre civilisation artificielle, ne l’étaient-ils pas, dès qu’on les comparait à la culture véritable ? Et cette musique-là avait l’avantage d’une grande sincérité, d’une bonne humeur enfantine, d’un égoïsme non frelaté, digne d’appréciation. Elle avait quelque chose du Nègre et quelque chose de l’Américain qui nous paraît, à nous autres Européens, si frais dans sa force adolescente. L’Europe deviendrait-elle semblable ? Était-elle déjà sur cette voie ? Nous autres vieux érudits et admirateurs de l’Europe ancienne, de la véritable musique, de la vraie poésie d’autrefois, n’étions-nous pas après tout qu’une minorité stupide de neurasthéniques compliqués, qui, demain, seraient oubliés et raillés ? Ce que nous appelions “culture”, esprit, âme, ce que nous qualifions de beau et de sacré n’était-ce qu’un spectre mort depuis longtemps, et à la réalité duquel croyaient seulement quelques fous ? Ce que nous poursuivions, nous autres déments, n’avait peut- être jamais vécu, n’avait toujours été qu’un fantôme ?

Hermann Hesse, Le loup des steppes.

Jérôme Vallet, 30 juin 2024
agir

En tant qu’“activité” sentimentale, l’amour se distingue des sentiments inertes, comme la joie ou la tristesse. Ces derniers sont comme une couleur qui teinte notre âme. On est dans l’“état” de tristesse ou dans l’“état” de joie, d’une manière purement passive. La joie, par elle-même, ne contient aucune action, bien qu’elle puisse y conduire. Aimer quelque chose, en revanche, n’est pas simplement être dans un “état”, c’est agir vers l’objet aimé. Je ne pense pas aux mouvements physiques ou spirituels que l’amour entraîne ; l’amour est en soi, constitutivement, un acte transitif dans lequel nous nous évertuons vers ce que nous aimons. Immobiles, à cent lieues de l’objet, alors même que nous ne pensons pas à lui, si nous l’aimons, nous feront sourdre vers lui un flux indéfinissable, de caractère affirmatif et chaud. Nous observons cela clairement si nous comparons l’amour avec la haine. Haïr quelque chose ou quelqu’un n’est pas être dans un “état” passif, comme l’état de tristesse, c’est en quelque façon une action, un terrible action négative, détruisant idéalement l’objet haï. Cette observation qu’il y a une activité sentimentale spécifique, distincte de toutes les activités corporelles et de toutes les autres activités de l’esprit, comme l’activité intellectuelle, celle du désir et de la volition, me semble d’une importance décisive pour une psychologie fine de l’amour. Quand on parle de l’amour, on décrit presque toujours ses conséquences. Avec les pinces de l’analyse, on ne saisit presque jamais l’amour lui-même, dans ce qu’il a de particulier et de distinct de toutes les autres formes de la faune psychique.

José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, Payot, pp. 68-69.

Jérôme Vallet, 29 juin 2024
bob

Non seulement le bob te protège du soleil, mais il éteint aussi l’étincelle d’intelligence qui dansait sur ton front.

Éric Chevillard, « jeudi 27 juin 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 28 juin 2024
sérieux

Les amours comparés de Chateaubriand et de Stendhal constitueraient un sujet psychologiquement très fécond, qui apprendrait certaines choses à ceux qui parlent si légèrement de Don Juan. Voici deux hommes au pouvoir créateur gigantesque. On n’ira pas dire que ce sont deux petits messieurs effrontés — image ridicule à laquelle finit par se réduire Don Juan pour certains esprits très étroits et incultes. Cependant, ils ont tous deux consacré le meilleur de leur énergie à essayer de vivre toujours amoureux. Ils n’y sont pas parvenus, assurément. C’est apparemment une affaire difficile pour une grande âme de tomber follement amoureux. Mais le fait est qu’ils l’ont tenté chaque jour et qu’ils réussissaient presque toujours à se donner l’illusion qu’ils aimaient. Ils prenaient leurs amours beaucoup plus au sérieux que leur œuvre. Curieusement, il n’y a que ceux qui sont incapables de faire une grande œuvre pour croire le contraire : qu’il faut prendre au sérieux la science, l’art ou la politique et dédaigner les amours comme occupation frivole. Je ne juge pas : je me limite à faire remarquer que les grands créateurs humains ont été généralement des gens très peu sérieux, selon l’idée petite-bourgeoise de cette vertu.

José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, Payot, pp. 50-51.

Jérôme Vallet, 28 juin 2024
émotion

La plus grande partie des hommes meurent sans jamais avoir joui d’une émotion artistique authentique.

José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, Payot, p. 53.

Jérôme Vallet, 28 juin 2024
attention

En vérité, rien ne nous définit mieux que notre régime d’attention.

José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, Payot, p. 73.

Jérôme Vallet, 28 juin 2024
inconfort

Car aimer demeure le plus inquiétant des rapports entre humains. À l’euphorie de la rencontre de deux solitudes qui s’évertuent à coexister, se mêlent bien vite la sensation de la corrosion du temps qui passe, l’angoisse de la séparation, la certitude de la perte. On peut comprendre qu’à la perspective de s’exposer à de telles souffrances, il soit plus simple, plus rassurant, plus petit-bourgeois, de s’adonner à la routine de la débauche ou à la prouesse du conjungo. L’amour est la forme la plus exquise de l’inconfort de vivre.

Frédéric Schiffter, « 10 », Philosophie sentimentale, Flammarion.

David Farreny, 25 juin 2024
absente

Encore faut-il être doté d’une curiosité avisée. La rencontre amoureuse, fait rare, est une expérience esthétique et psychologique délicate. Bien des hommes demeurent aveugles à la personnalité de certaines femmes. Uniquement sensibles aux jolies filles, ils attendent de ces coquettes qu’elles tiennent, selon le mot de Milan Kundera, leur « promesse de coït ». Dans le monde masculin, seul un petit nombre d’individus se montre capable de cet art singulier consistant à remarquer d’abord et à regarder ensuite une femme avec la vision préparée et avertie du peintre — « les paupières aux trois quarts closes et qui semble s’empêcher de voir », mais qui, en réalité, « comprimée par la fente qu’elles entrouvrent, jaillit telle une flèche aiguisée ». Qui possède une telle vision possède un trésor, souligne Ortega, car il s’agit aussi bien d’un instrument d’optique chirurgical pour explorer l’intériorité du moi féminin. Connaisseur de l’expressivité féminine, l’amant se trompe rarement sur l’apparence de la otra – notamment s’il est un praticien du flirt. Moqué par les « dragueurs » comme étant une prude parade amoureuse, le flirt ne se réduit pas à une stratégie de séduction ni à un marivaudage. Aucun homme n’impose à une femme de flirter avec lui. Il l’y invite. Si elle accepte, alors tous deux, comme pour un tango ou une valse, se plient à des pas, un rythme, des figures. Dans ce face-à-face, c’est l’homme qui mène la danse, guide sa cavalière et la conduit avec douceur et légèreté à se dévoiler davantage. Bien mené, le flirt est une maïeutique. Une femme qui s’y révèle s’absente comme par enchantement de ses multiples représentations sociales — jeune, mûre, mariée, aisée, pauvre, etc. — et se présente comme la féminité même (Hegel dirait : comme la manifestation sensible de l’idée de femme). Et si, pour le coup, Stendhal pouvait apporter sa contribution à la phénoménologie de Xenamoramiento ce ne serait donc pas pour légitimer sa théorie de la cristallisation, mais pour valider la description de ce trouble mental nommé d’ailleurs « syndrome de Stendhal », sorte de vertige mêlé de plaisir face au spectacle d’une œuvre d’art. Il n’est pas d’homme d’une sensibilité un peu artiste qui ne succombe à ce voluptueux malaise quand il rencontre une femme dont la personnalité, telle une toile ou une sculpture de maître, s’annonce comme une invitation au dépaysement, à un changement d’horizon. Si l’homme est réellement artiste, il la logera dans son œuvre, à titre de muse ou de modèle, comme pour la placer en son séjour originel et en faire une forme du temps. Aimer une femme, dit Ortega, « c’est s’engager à la faire exister, ne pas admettre la possibilité d’un monde où elle serait absente ».

Frédéric Schiffter, « 10 », Philosophie sentimentale, Flammarion.

David Farreny, 25 juin 2024
bigoterie

Je flairai dans leur discipline interprétative une bigoterie sophistiquée.

Frédéric Schiffter, « 8 », Philosophie sentimentale, Flammarion.

David Farreny, 25 juin 2024
reconnaissance

Tel est le désir, un besoin maladif qui ne s’éprouve pas comme un manque biologique interne, mais comme un vide biographique intime. Même s’il se rue sur quantité de choses matérielles, nulle d’entre elles ne l’intéresse, sauf si elle possède pour les autres désirs une valeur sociale emblématique dont il pourra alors se remplir un temps, mais un temps bien bref. Si, pour Freud, l’observation des sociétés primitives révèle un trait anthropologique fondamental, c’est précisément le même que l’on retrouve dans les sociétés civilisées : le besoin des individus d’exister aux yeux des autres alors même que les problèmes de survie y sont réglés et les positions de pouvoir réparties. Afin d’éviter ou de différer le carnage, les désirs sont contraints de se jouer la comédie de la reconnaissance réciproque en établissant un système d’échange d’objets, de titres, voire de discours, valorisants pour les ego — reconduisant et attisant par là même les rivalités narcissiques. Bon sauvage ou civilisé décadent, l’humain ne transige pas quant à son amour-propre.

Frédéric Schiffter, « 8 », Philosophie sentimentale, Flammarion.

David Farreny, 25 juin 2024
conversation

Ce qui ne veut pas dire que Montaigne n’aime pas à s’entretenir aussi avec les jeunes femmes. S’il les apprécie pour leurs « grâces corporelles », qu’il ne dédaigne jamais quand elles les lui offrent, il les recherche aussi pour les « grâces de leur esprit » auxquelles, en homme de la Renaissance, il prête une vertu civilisatrice. Certes, il en connaît qui font parade de leur caquet et d’autres qui ne se livrent « que d’une fesse » ; mais, en général, il les trouve « belles et honnêtes ». Or, justement, pour Montaigne, civilité oblige, on ne parle pas avec une jeune femme comme on parle avec un homme. Avec elle, on évite, comme on dit, les sujets qui fâchent, pour n’aborder que les sujets qui rapprochent. Néanmoins c’est un commerce où il se tient un peu sur ses gardes. Parce qu’il peut se changer en un corps contre corps, un tête-à-tête exclut la gravité de la passion comme le sérieux doctrinal. Tout l’art du gentilhomme est de faire glisser une demoiselle ayant le sens de la conversation vers la conversation des sens. Flirter n’est pas débattre.

Frédéric Schiffter, « 6 », Philosophie sentimentale, Flammarion.

David Farreny, 25 juin 2024
déloger

La seule sérénité à laquelle il goûtait par intermittence lui venait du marasme de ses organes. « Nous appelons sagesse la difficulté de nos humeurs, le dégoût des choses présentes. » Mais, en même temps, le souvenir des « réjouissances » à jamais perdues le hantait et le torturait. Puisque la vie lui réservait davantage de déplaisirs que de plaisirs, il tâchait de se résigner à la perspective d’une fin proche. Jadis, même loin « des faubourgs de la vieillesse », pas un jour ne passait sans qu’il ne pensât déjà au dernier moment. En atteignant la cinquantaine, sa « préméditation » du « maître jour » devenait une méditation de chaque instant. Il ne songeait plus à la mort elle-même, mais au « mourir ». Même s’il aimait relire les textes antiques relatant le départ délibéré de grands hommes comme Socrate, Caton ou Pétrone, ils ne l’incitaient pas à « déloger » de même. Il n’en avait pas le courage. Certes, de toutes les morts, la « plus volontaire » lui semblait la plus belle et la plus digne. Mais loin de lui l’idée de faire du suicide un sacrement. C’était une « sortie raisonnable » qu’il laissait aux autres. Voilà pourquoi, concernant sa mort, il s’en remettait à la nature, espérant qu’à mesure où elle lui ôtait sa vitalité, elle lui ferait désirer froidement l’ultime passage du « mal-être au non-être » ; ou bien, plus bienveillante encore, qu’elle le surprendrait en train de planter ses choux. Ce n’était donc pas la philosophie qui lui apprenait à mourir, mais l’approche de la mon qui lui apprenait à philosopher. Piètre consolation.

Frédéric Schiffter, « 6 », Philosophie sentimentale, Flammarion.

David Farreny, 25 juin 2024

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