Est-ce de cela qu’il m’a voulu à mort ? Est-ce de cette chute que date la maladie à laquelle fait allusion l’article, et qui l’aurait amené à se retirer des affaires ? Je crois savoir qu’il avait eu déjà, avant elle, beaucoup de problèmes d’ordre divers, liés à une certaine instabilité mentale, et à des habitudes de vie et de consommation qui ne pouvaient que l’accroître. Il était si désagréable, lors de nos derniers échanges, que je ne l’ai jamais rappelé, ni lui moi — vingt-cinq ans de silence. Mes rêves sont ce qui l’oublie le moins.
Renaud Camus, « dimanche 1er septembre 2024 », Journal 2024. 🔗
Pour le misanthrope, il n’y a rien de plus terrifiant que la perspective de se faire des amis. Mais il va tout faire pour que ça n’arrive pas, soyez tranquilles.
Olivier Pivert, « Oppressante amitié », Encyclopédie du Rien. 🔗
Quand Verlaine dit « qui m’aime », on veut bien, mais quand il ajoute « et me comprend », on se demande s’il n’est pas tombé sur la tête.
Olivier Pivert, « Rêve familier », Encyclopédie du Rien. 🔗
Comment construire une œuvre ? Chaque phrase annule la précédente.
Éric Chevillard, « mercredi 14 août 2024 », L’autofictif. 🔗
Une existence routinière et paisible sans grandes aventures, des plaisirs simples de spectateur et de lecteur, une activité professionnelle restreinte au seul hobby de l’écriture, j’ai grandement apprécié d’être vieux quand j’étais jeune. À présent que l’âge arrive pour de bon, je crains de beaucoup m’ennuyer.
Éric Chevillard, « lundi 12 août 2024 », L’autofictif. 🔗
Je ne me supporte que dans la solitude.
Éric Chevillard, « jeudi 1er août 2024 », L’autofictif. 🔗
« Ne doit-on pas prendre garde à limiter un peu, en quantité, le recours au ton de l’ironie ? » Vous maniez volontiers l’ironie parce que vous l’employez avec talent, et avec plaisir. Et parce qu’il y a vraiment de quoi, certes ! Mais voici les arguments contre, non au sens absolu, bien sûr : 1) L’ironie tout au long d’un texte tend généralement à des phrases plus longues, comportant plus de relatives, et d’allusions. Toutes choses égales d’ailleurs, elle demande plus de culture chez le lecteur. 2) Elle fait un effet plus puissant par saccades qu’à jet continu (on doit faire du reste la même remarque pour les injures directes, qui sont le contraire de l’ironie). 3) Notre époque, par bêtise et inculture, et même plus profondément par sa manière mécanique de ne plus concevoir qu’une adhésion positive à tout ce qui est là, ne comprend guère l’ironie ; et, tendanciellement, est en train d’en perdre la dimension, le concept. 4) L’ironie est un peu dépassée, objectivement, par la grossièreté unilatérale de la marche du monde vers sa perte. 5) Enfin, et ici nous retrouvons la significative question des « aigris », votre ironie, vu les nuisances dont vous parlez, sera forcément amère, doit l’être, et en ce sens risque de ne pas désespérer l’ennemi comme c’eût été le cas voilà cent ans, ou même vingt. L’ennemi n’a plus aucun terrain commun avec vous, même sur le plan de la logique formelle. Il se dira : pendant que les mécontents ironisent aigrement, nous polluons chaque jour davantage le monde, nous le modernisons foutrement, et nous en tirons jusqu’à 25.000 N.F. par mois, sans compter un colloque semestriel à Tokyo et à Los Angeles.
Guy Debord, « Lundi 16 septembre 1985 », Abat-faim, lettre à l'Encyclopédie des nuisances.
Tout cela me ramène à mon dada : l’extermination des jeunes. Quand est-ce qu’on fait la peau à ces canailles propre et sanglotantes, toutes mouillées de vertu ? Les jeunes. Qui, par dessus le marché, se prennent pour l’avenir ! Ils croient qu’avec ce passeport ils auront raison (l’avenir a toujours raison, le futur triomphe toujours, le nouveau gagne à tous les coups).
Philippe Muray, Ultima necat (VI), Les Belles Lettres, p. 23.
Et les jeunes. LES JEUNES. Nom de Dieu. Leur pâle crétinisme transperçant comme une pluie de février. Le gâtisme juvénile de ces poupées de cire. De ces croque‐morts en fleurs. Ah ! comme Mitterrand colle bien avec la jeunesse, l’effroyable jeunesse d’aujourd’hui qui se prend pour l’avenir, alors qu’elle n’a même pas de passé (il faudrait qu’elle ait des parents) et que le présent est mort !
Philippe Muray, Ultima necat (VI), Les Belles Lettres, p. 16.
Le passé demeure, c’est le présent qui ne prend pas.
Éric Chevillard, « dimanche 30 juin 2024 », L’autofictif. 🔗
Les soirs où l’on descend en soi
sans lanterne
et que l’amour à qui nous donnons la main
se met à crier
un visage indéchiffrable nous frôle
et nous demande comment mourir
sans que ce soit une bassesse.
Daniel Boulanger, Les dessous du ciel, Gallimard.
L’existence humaine ne devient une véritable souffrance, un enfer que lorsque deux époques, deux cultures, deux religions interfèrent l’une avec l’autre. Un homme de l’Antiquité ayant dû vivre au Moyen Âge aurait lamentablement péri, suffoqué. De la même manière, il est certain qu’un sauvage étoufferait au milieu de notre civilisation. Parfois, une génération entière se trouve prise entre deux époques, entre deux styles de vie ; à tel point qu’elle perd toute notion d’évidence, tout savoir-vivre, tout sentiment de sécurité et d’innocence. Il va de soi que chacun ne ressent pas ce phénomène avec la même intensité. Une personnalité telle que Nietzsche a dû subir le mal d’aujourd’hui avec plus d’une génération d’avance ; les souffrances qu’il fut contraint d’endurer dans la solitude et l’incompréhension affligent désormais des milliers d’hommes.
Hermann Hesse, Le loup des steppes.
Lorsque je passai devant un dancing, un jazz violent jaillit à ma rencontre, brûlant et brut comme le fumet de la viande crue. Je m’arrêtai un moment : cette sorte de musique, bien que je l’eusse en horreur, exerçait sur moi une fascination secrète. Le jazz m’horripilait, mais je le préférais cent fois à toute la musique académique moderne ; avec sa sauvagerie rude et joyeuse, il m’empoignait, moi aussi, au plus profond de mes instincts, il respirait une sensualité candide et franche.
J’aspirai l’air un long moment, je flairai la musique sanglante et bariolée, je humai, lubrique et exaspéré, l’atmosphère du dancing. La partie lyrique du morceau était sucrée, graisseuse, dégoulinante de sentimentalité ; l’autre était sauvage, extravagante, puissante, et toutes les deux, pourtant, s’unissaient naïvement et paisiblement et formaient un tout. C’était une musique de décadence, il devrait y en avoir eu de pareilles dans la Rome des derniers empereurs. Comparée à Bach, Mozart, à la musique enfin, elle n’était, bien entendu, qu’une saleté, mais tout notre art, toute notre pensée, toute notre civilisation artificielle, ne l’étaient-ils pas, dès qu’on les comparait à la culture véritable ? Et cette musique-là avait l’avantage d’une grande sincérité, d’une bonne humeur enfantine, d’un égoïsme non frelaté, digne d’appréciation. Elle avait quelque chose du Nègre et quelque chose de l’Américain qui nous paraît, à nous autres Européens, si frais dans sa force adolescente. L’Europe deviendrait-elle semblable ? Était-elle déjà sur cette voie ? Nous autres vieux érudits et admirateurs de l’Europe ancienne, de la véritable musique, de la vraie poésie d’autrefois, n’étions-nous pas après tout qu’une minorité stupide de neurasthéniques compliqués, qui, demain, seraient oubliés et raillés ? Ce que nous appelions “culture”, esprit, âme, ce que nous qualifions de beau et de sacré n’était-ce qu’un spectre mort depuis longtemps, et à la réalité duquel croyaient seulement quelques fous ? Ce que nous poursuivions, nous autres déments, n’avait peut- être jamais vécu, n’avait toujours été qu’un fantôme ?
Hermann Hesse, Le loup des steppes.
En tant qu’“activité” sentimentale, l’amour se distingue des sentiments inertes, comme la joie ou la tristesse. Ces derniers sont comme une couleur qui teinte notre âme. On est dans l’“état” de tristesse ou dans l’“état” de joie, d’une manière purement passive. La joie, par elle-même, ne contient aucune action, bien qu’elle puisse y conduire. Aimer quelque chose, en revanche, n’est pas simplement être dans un “état”, c’est agir vers l’objet aimé. Je ne pense pas aux mouvements physiques ou spirituels que l’amour entraîne ; l’amour est en soi, constitutivement, un acte transitif dans lequel nous nous évertuons vers ce que nous aimons. Immobiles, à cent lieues de l’objet, alors même que nous ne pensons pas à lui, si nous l’aimons, nous feront sourdre vers lui un flux indéfinissable, de caractère affirmatif et chaud. Nous observons cela clairement si nous comparons l’amour avec la haine. Haïr quelque chose ou quelqu’un n’est pas être dans un “état” passif, comme l’état de tristesse, c’est en quelque façon une action, un terrible action négative, détruisant idéalement l’objet haï. Cette observation qu’il y a une activité sentimentale spécifique, distincte de toutes les activités corporelles et de toutes les autres activités de l’esprit, comme l’activité intellectuelle, celle du désir et de la volition, me semble d’une importance décisive pour une psychologie fine de l’amour. Quand on parle de l’amour, on décrit presque toujours ses conséquences. Avec les pinces de l’analyse, on ne saisit presque jamais l’amour lui-même, dans ce qu’il a de particulier et de distinct de toutes les autres formes de la faune psychique.
José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, Payot, pp. 68-69.
Non seulement le bob te protège du soleil, mais il éteint aussi l’étincelle d’intelligence qui dansait sur ton front.
Éric Chevillard, « jeudi 27 juin 2024 », L’autofictif. 🔗