métier

Je suis né dans une mansarde

d’où l’on entendait le matin

des laitiers qui drelin drelin

réveillaient les biberonneuses.

Ici naquit Georges Machin

qui pendant sa vie ne fut rien

et qui continue Il aura

su tromper son monde en donnant

quelques fugitives promesses

mais il lui manquait c’est certain

de quoi faire qu’on le conserve

en boîte d’immortalité.

Prendre l’air était son métier.

Georges Perros, Une vie ordinaire, Gallimard, p. 28.

David Farreny, 22 mars 2002
boudoir

Solipsiste affolé, il aménageait comme un boudoir ses sorties de cauchemars.

Jean-Jacques Bonvin, La résistance des matériaux, Melchior, p. 58.

David Farreny, 12 mars 2003
rêve

Il y a un apparaître qui est propre à ce monde. Souvent il y a des rêves. Quelquefois il faut retirer la toile sur le lit et montrer les corps qui s’aiment. Parfois il faut montrer les ponts et les hameaux, les tours et les belvédères, les bateaux et les chariots, les personnages dans leurs habitations avec leurs animaux domestiques. Parfois la brume suffit ou la montagne. Parfois un arbre qui s’incline sous les rafales de vent suffit. Parfois même la nuit suffit, plutôt que le rêve qui rend présent à l’âme ce dont elle manque ou ce qu’elle a perdu.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 12 déc. 2003
lieu

C’est curieux, malgré tout : jadis, « elle aimait la toilette », comme disait sa tante La Bohal ; lui adorait cette expression, il s’en souvient. « Et elle la porte à merveille ! » À merveille. Et aujourd’hui encore, si elle voulait, si elle pouvait : mince, donc, assez haute taille, les cheveux courts, ce beau visage un peu long, un peu maigre, où l’orbite du regard fait au-dessus des paupières une zone que l’ombre investit plus profond, certains soirs ; et cette ombre en arrière de ses cils, c’est le lieu même de la tendresse qu’il a pour elle, songe-t-il, quand il y songe.

Renaud Camus, L’épuisant désir de ces choses, P.O.L., p. 21.

David Farreny, 29 janv. 2006
biais

Ce n’est pas tant Antoine que j’ai aimé que l’amour, que moi l’aimant. Rien de très surprenant dès lors à ce qu’il ne m’ait rien renvoyé. Il ne recevait de moi qu’un désir un peu agressif muré dans le silence. Je ne l’ai jamais aimé plus que moi-même. Je le voulais à mes côtés comme un défi au temps, au lieu et aux hommes. Je touchais là, je suppose, les limites de ma connaissance, j’envisageais le monde de biais.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 101.

Élisabeth Mazeron, 7 nov. 2007
compliquée

Le gouvernement romain devenait tous les jours plus odieux à ses sujets accablés, et moins redoutable à ses ennemis. Les taxes se multipliaient avec les malheurs publics ; l’économie était plus négligée à mesure qu’elle devenait plus nécessaire ; l’injustice des riches faisait retomber sur le peuple tout le poids d’un fardeau inégalement partagé, et détournait à leur profit tout l’avantage des décharges qui auraient pu quelquefois soulager sa misère. L’inquisition sévère qui confisquait leurs biens et exposait souvent leurs personnes aux tortures décidait les sujets de Valentinien à préférer la tyrannie moins compliquée des Barbares, à se réfugier dans les bois et dans les montagnes, ou à embrasser l’état avilissant de la domesticité mercenaire. Ils rejetaient avec horreur le nom de citoyen romain, autrefois l’objet de l’ambition générale.

Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain d’Occident, Seuil, p. 212.

David Farreny, 13 sept. 2008
déjà

En un sens, on conçoit fort bien que notre passé ne nous apparaisse point comme limité par un trait net et sans bavures — ce qui se produirait si la conscience pouvait jaillir dans le monde avant d’avoir un passé — mais qu’il se perde, au contraire, dans un obscurcissement progressif, jusqu’en des ténèbres qui pourtant sont encore nous-mêmes ; on conçoit le sens ontologique de cette solidarité choquante avec le fœtus, solidarité que nous ne pouvons ni nier ni comprendre. Car enfin ce fœtus c’était moi, il représente la limite de fait de ma mémoire mais non la limite de droit de mon passé. Il y a un problème métaphysique de la naissance, dans la mesure où je peux m’inquiéter de savoir comment c’est d’un tel embryon que je suis né ; et ce problème est peut-être insoluble. Mais il n’y a pas de problème ontologique : nous n’avons pas à nous demander pourquoi il peut y avoir une naissance des consciences, car la conscience ne peut s’apparaître à soi-même que comme néantisation d’en-soi, c’est-à-dire comme étant déjà née.

Jean-Paul Sartre, « Ontologie de la temporalité », L’être et le néant, Gallimard, p. 178.

David Farreny, 20 oct. 2008
geste

Il arrivait que les discussions nous ayant menés jusqu’au milieu de la nuit, allongés sur le dos, côté à côte dans le lit à la façon de deux gisants, nos yeux fixant une obscurité moins profonde que la leur, mais pareillement proches et en même temps séparés par la rigole dans les plis du drap, et alors que le sel des larmes séchées empesait mes joues, et que tous mes mots s’étaient agglutinés en une matière noire qui empâtait ma bouche, je n’attende plus non plus aucune parole de lui mais seulement un geste. Je lui disais : « Fais un geste. »

Catherine Millet, Jour de souffrance, Flammarion, p. 181.

Élisabeth Mazeron, 18 mars 2009
profit

La confession doit être grave. Il étudie son mal avec un grand scrupule, comme s’il s’agissait d’une infection inconnue qu’il y aurait grand profit à connaître.

Louis-René des Forêts, Scolies à propos du « Bavard ».

David Farreny, 10 nov. 2009
roulé-boulé

Je bondis ; clenchai et me précipitai par la porte ; tête à droite : rien ! Tête à gauche : la porte d’entrée ne venait-elle pas de retomber dans la serrure ? ! Je fis trois pas (je mesure un mètre quatre-vingt-cinq et j’ai de longues jambes !) – et vis disparaître quelque chose de brun vis-à-vis dans le verger. […]

Chasse au brun : les branches m’offrirent une leçon d’escrime dans les règles de l’art, quarte, tierce, seconde latérale. Un soleil douteux tachait partout.

Traque dans les chemins des labours. Après cent mètres nous étions arrivés au bord des rochers, et mon brun se précipita la tête la première dans les noisetiers. Je dégringolai la paroi en roulé-boulé ; donnai de la souplesse à mes articulations – mondieu, ça allait de plus en plus vite ! – fus roulé dans le ruisselet, collé contre le tronc d’un sapin ; et me rétablis bras écartés : un glissement en contre-haut ; les buissons se mirent à taper sauvagement autour d’eux ; je me ramassai et amortis de tout mon corps le ballon brun ; au visage de fille, à la tête sablonneuse : nous nous sommes tenus ainsi un moment. Le temps de souffler.

Assis l’un à côté de l’autre. « Oui, je l’ai » avoua-t-elle haletante, à propos de ma clé.

Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 71.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
pèlerin

Conduire une auto, avec le soleil matinal dans les yeux, sur une départementale. Campagne blanche, gelée, chauffage à fond. Qu’importe que ce soit pour signer un papier rayant 33 ans de ma vie. Chaque instant apparu du fond de l’éternité foudroie d’innocence le pèlerin du temps.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 16.

David Farreny, 27 juin 2010
élu

Mais cela n’était possible qu’avec de la distance, et nous dilapidâmes cette distance si nécessaire, moi peut-être dans l’exubérance du réveil, et lui peut-être dans l’exubérance d’une découverte dont il n’avait pas osé rêver jusque-là. Mais peut-être était-ce aussi que je ne supportais pas, à la longue, de me croire élu. J’étais littéralement contraint à détruire l’image qu’il s’était faite de moi, aussi conforme qu’elle fût à mon intériorité la plus profonde. Je voulais sortir de son champ de vision. J’avais la nostalgie de la vie cachée que j’avais menée les seize années précédentes, dissimulé dans la lointaine cavité bleue de mon pupitre où personne ne pouvait avoir aucune opinion de moi, aussi haute qu’elle fût – et justement mieux et plus agréablement cachée que jamais, maintenant que quelqu’un m’avait de si près connu. Passer, au-delà d’un instant précis, pour un modèle ou même une merveille, et non pas aux yeux des autres, mais à ses propres yeux, c’est ce qui était insupportable ; j’étais emporté par le désir de disparaître dans les contradictions.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 33.

Cécile Carret, 3 août 2013
jardin

À part un joli jardin, tout est inférieur à nos rêves.

Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite (2), p. 163.

David Farreny, 27 mai 2015

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