visages

Je ne savais vraiment plus comment étaient faits les traits de Gilberte sauf dans les moments divins où elle les dépliait pour moi : je ne me rappelais que son sourire. Et ne pouvant revoir ce visage bien-aimé, quelque effort que je fisse pour m’en souvenir, je m’irritais de trouver, dessinés dans ma mémoire avec une exactitude définitive, les visages inutiles et frappants de l’homme des chevaux de bois et de la marchande de sucre d’orge : ainsi ce qui ont perdu un être aimé qu’ils ne revoient jamais en dormant, s’exaspèrent de rencontrer sans cesse dans leurs rêves tant de gens insupportables et que c’est déjà trop d’avoir connus dans l’état de veille.

Marcel Proust, « Autour de Mme Swann », À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, p. 61.

Bilitis Farreny, 23 mai 2002
eau

Le voilà mort. Tout le monde connaît la suite. On sait ce qu’il voulut, et ce qui fut fait. Un fleuve coulait là, épais, noir, dans les fonds aux forêts tombées, le Busentin : trois jours toute la Scythie éplorée, furibonde, avec des pelles, des glaives, à pleins boucliers, creusa un bief parallèle au fleuve, dans des nuées de moustiques ; toute cette armée de boue, de langues mêlées, s’enlisa jusqu’aux cuisses, dans ses casques cornus à bout de bras porta de la terre morte, brisa des chênes comme elle l’avait fait des colonnes dans les temples, et de même qu’en brisant des temples chanta des psaumes, pour un grand cadavre qui attendait, la face tournée vers les nuages ; cette armée pour qui rien de ténu ne chanterait plus, mais qui peut-être accomplissait, définitif, son plus haut fait d’armes. Et quand toute l’eau se fut en maugréant engouffrée dans le bief, quand le lit franc du fleuve fut à sec, dans cette boue où des carpes crevaient, où des racines spectrales étaient pour la première et dernière fois surprises par le jour, toute la Scythie descendit là-dedans, pataugeante, geignante et pathétique comme les légions de Germanie ressuscitées retourneraient à leurs tourbières, toute la Scythie fit encore un grand trou, y précipita les trophées pris à Rome, les dieux et les petits objets familiers qui furent chers aux Sabins, à Carthage, aux Grecs, le labarum sous quoi marchait Constantin, sept siècles de victoire, et par là-dessus enfin jeta comme un sac d’or et de pelisse le roi qui s’enfonça doucement dans de gros remous, et, ventre à l’air, disparut soudain sous les carpes. Alors, avec des psaumes accrus comme pour l’assaut final, à grands coups de glaive ou à pleines mains, la Scythie exultante rompit les digues du bief, et toute l’eau du monde, tumultueuse, sourde, passa tout naturellement sur le corps d’un principicule scythe qui avait marché dans Rome en avant des Césars. Sur cette rive je chantai, une fois pour toutes.

Pierre Michon, L’empereur d’Occident, Fata Morgana, p. 45.

David Farreny, 27 fév. 2007
mystères

La bonté, la compassion, la fidélité, l’altruisme demeurent donc près de nous comme des mystères impénétrables, cependant contenus dans l’espace limité de l’enveloppe corporelle d’un chien.

Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, p. 79.

David Farreny, 11 mars 2008
éclat

Je sais comment clore le neuvième chapitre et crois pouvoir prolonger l’ultime entretien avec le grand-père. C’est oublier que toute conversation de salon, comme hors du temps, se fige et tourne au plat morceau didactique. C’est le cours impétueux des choses, la hâte, les périls qui impriment aux mots qu’on échange leur relief et leurs résonances, l’écho, l’éclat dont ils se chargent soudain. J’en prends la mesure à mes dépens. Je pensais fouler d’un pied léger le terrain reconnu d’avance et chemine pesamment.

Pierre Bergounioux, « dimanche 11 novembre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 354.

Élisabeth Mazeron, 12 nov. 2008
épaississement

Morale de la médiocrité. Être médiocre. L’homme moyen. D’abord l’homme-moyen comme on dit l’homme-fusée. Il est au niveau des moyens. Il se perd exprès dans l’infini des moyens pour ne pas regarder la fin en face. La fin est sous-entendue. En outre il est victime de la solidification des moyens qui deviennent eux-mêmes fins. En sorte que la tragédie de la poursuite de l’être se transforme en comédie. Épaississement du moyen.

Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, p. 25.

David Farreny, 20 nov. 2008
véritable

Chaque fois, fidèlement, cette secousse que lui transmettaient les architectures romanes lui faisait ressentir instantanément les proportions en lui-même, dans les épaules, les hanches, les semelles, comme si c’était là, mais caché, son corps véritable, oui, c’était une sensation corporelle qui le fit aussi lentement que possible s’approcher en arc de cercle de cette église en forme de coffre à blé.

Peter Handke, « Essai sur le juke-box », Essai sur la fatigue. Essai sur le juke-box. Essai sur la journée réussie, Gallimard, pp. 84-85.

David Farreny, 31 oct. 2009
ne

Bien sûr, on peut détourner le regard. Perdre son objet. Le laisser s’écarter, flotter, disparaître – un simple mouvement des yeux suffit. Bien sûr, on peut ne pas regarder un pays ; ne pas savoir où il se trouve ; soupirer à l’évocation répétitive d’un nom malheureux. On peut même décider que ce qui a eu lieu est incompréhensible et inhumain. Alors, on détourne le regard. C’est une liberté universelle. Se dire qu’une autre image chassera celle-ci ; que les mots peuvent être remplacés, ou effacés. Eh bien c’est fait : Je ne vois plus cet homme qu’on force à manger ses excréments à la cuillère, en sanglant ses mains, ses bras, son cou, en écartelant sa mâchoire, en écrasant sa langue. Je ne vois plus cet Occidental qu’on enserre dans cinq pneus, et qu’on enflamme vivant au milieu de la rue, à côté de S21. Un gardien me raconte qu’il le voit faire des gestes désespérés dans les flammes, avant de s’effondrer. Duch précise : « Je ne sais pas ce qui s’est passé. Je n’ai rien vu. Nuon Chea a donné l’ordre de le brûler : qu’il ne reste rien. Ni os. Ni chair. Il ne nous a pas dit de le brûler vivant. » Je ne vois plus ce nourrisson lancé contre un arbre. Je ne les vois plus. Je ne vois plus.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 99.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
continuum

Cette situation inédite, il faudra se résoudre un jour à l’affronter, au lieu d’en refouler les signes criants sous une boulimie culturolâtre qu’attise la croissance sans limites de sa pâture : davantage de romans à chaque rentrée littéraire, davantage de films d’une saison à l’autre sur les écrans, davantage de créations plastiques disséminées dans les espaces les plus improbables – la perpétuelle surenchère de l’actualité tenant lieu, à elle seule, de bilan de santé euphorique. Inféodée à cette actualité autodévoratrice, la critique ne peut plus ou ne veut pas voir que le sol manque sous nos pieds depuis plusieurs décennies, et que la reconstitution d’une terre ferme n’est manifestement pas à l’ordre du jour. Cet aveuglement est la clé de son pouvoir, la condition du maintien de son existence. S’il y a bien un postulat vital de la critique actuelle, c’est que nous baignons dans un merveilleux continuum créateur, jamais distendu, jamais affaibli, dont la richesse multiforme, omniprésente, nous met en demeure d’être toujours plus vigilants, plus attentifs et plus curieux. L’immense majorité des comptes rendus de livres, de films, de spectacles ou d’expositions peut ainsi être lue, par delà l’affirmation de goûts et de dégoûts où seuls les nigauds voient encore des lignes de force et d’opposition, comme une bénédiction accordée à ce flux culturel délirant qui défie toute capacité d’absorption humaine. Et, plus grave, comme une occultation des seules questions qui vaillent vraiment : celles qui touchent à la tenue et à la consistance de notre présent, à l’apport réel de ces « œuvres » oubliées aussitôt qu’encensées, à la possibilité que garde ou non le travail créateur de s’inscrire dans le devenir collectif. Il ne reste quasiment plus d’espace ni de temps pour ces questions aujourd’hui. Et il y a quelque chose de pathétiquement cocasse à voir défendre les droits imprescriptibles de l’Art, de la Littérature et de la Culture contre les forces diaboliques du néo-libéralisme, là même où le jeu complice des créateurs et de leurs commentateurs béats s’inscrit dans une logique indiscutée de croissance folle, d’accélération vertigineuse de l’offre et de pullulement des bulles spéculatives à force de valorisations extravagantes. Le jour où la critique sera capable de casser ce jeu infernal par un acte public de sabordage, on pourra commencer à lui accorder un peu de crédit.

Pierre Mari, Orgueil critique.

David Farreny, 14 déc. 2012
travail

Hommage à Mariano, d’Almería. À quarante et un ans, il vit encore chez sa mère. Il se rend pour la première fois au travail et meurt le jour même. C’est dans le journal.

Iñaki Uriarte, Bâiller devant Dieu, Séguier, p. 78.

David Farreny, 28 fév. 2024
abolie

Sitôt apparue abolie, la jolie passante est une étoile filante, la preuve en est encore, mon pauvre ami, que ton vœu ne se réalisera pas.

Éric Chevillard, « mercredi 13 septembre 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024

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