bonjour

Tout noter avec la conscience des sens, plutôt qu’avec les sens eux-mêmes… La possibilité de choses différentes… Et soudain résonne, dans le bureau derrière moi, l’arrivée abruptement métaphysique du coursier. Je me sens capable de le tuer, pour avoir ainsi interrompu le fil de pensées que je n’avais pas. Je le regarde, en me retournant, dans un silence lourd de haine, j’écoute à l’avance, dans une tension d’homicide latent, la voix qu’il aura pour me dire une banalité. Il me sourit du fond de la pièce, et me dit bonjour à haute voix. Je le hais comme l’univers entier. J’ai les yeux lourds, à force de supposer.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 165.

Guillaume Colnot, 18 juil. 2003
dire

Nous n’aurons pas connu la terre. Encore une saison de passée. Ce que j’en ai vécu, je serais incapable de le dire.

Renaud Camus, L’épuisant désir de ces choses, P.O.L., p. 115.

David Farreny, 11 fév. 2006
dialoguer

— Mais pourquoi tu es agressif comme ça ? me répond-on. J’accumule les maladresses, je serais un fâcheux pédagogue. Je participe mal aux conversations de chez nous, surtout intellectuelles ou qui l’imitent (parce qu’en plus ça s’imite : la grenouille qui se fait crapaud, la peste qui devient vérole). Toute chose que je dis devant quelqu’un se met aussitôt en orbite autour de son nombril et, pour me répondre, c’est à cette gravitation que mon interlocuteur réagit. Il ne conçoit pas la chose que je nomme, serait-ce un pauvre hareng saur : il contemple seulement le paysage de lui-même que crée la nouvelle lune que j’ai lancée. Et, selon la lumière qu’elle donne à son nombril, il approuve, critique, retouche ou, le plus souvent, élimine : la lune tombe. Son nombril est triste, je ne sais pas dialoguer.

Tony Duvert, Journal d’un innocent, Minuit, p. 61.

Cécile Carret, 6 déc. 2008
assez

Ce n’est pas une esthétique du pauvre, c’est un fait : la vie est pauvre. Mais on aurait tort de penser que le ras est sans profondeur. Il y a bien assez de combinaisons dans le très peu pour que l’on continue à jouer au 4-21 avec trois dés.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 40.

Cécile Carret, 4 mars 2010
excellent

Soleil à 9 h du soir, qui devient chaud vers 10 h. Ces crépuscules interminables comme on en voit d’avion, l’été, en allant en Amérique. La marée basse, les longues laisses noires des récifs noircis par le varech humide, qui n’ont jamais le temps de sécher, entre deux marées. Les bateaux échoués, qui dorment sur le côté, leur mât qui se relève du sable, avec le flot ; les caps, nez allongé comme crocodiles en sommeil, des îles apparaissent, insoupçonnées. À 10 h, un soleil rouge comme bombe atomique descend dans une eau calme d’étang ; où la marée va-t-elle trouver la force de se gonfler de 7 mètres de haut ; elle s’arrête au même endroit, excellent, au bord du sable chaud et blanc.

Paul Morand, « 22 juin 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 555.

David Farreny, 6 sept. 2010
contradiction

La matière est, par suite, en premier lieu, de façon essentielle, elle-même pesante ; ce n’est pas là une propriété extérieure, aussi séparable d’elle. La pesanteur constitue la substantialité de la matière, celle-ci elle-même est le fait de tendre vers le centre, qui, toutefois — et c’est là l’autre détermination essentielle — tombe en dehors d’elle. […] Mais le centre n’est pas à prendre comme matériel ; car l’être matériel consiste précisément dans le fait de poser son centre hors de soi. Ce n’est pas ce centre, mais ce fait de tendre vers lui qui est immanent à la matière. La pesanteur est, pour ainsi dire, la confession de la nullité de l’être-hors-de-soi de la matière dans son être-pour-soi, de sa non-subsistance-par-soi, de sa contradiction.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « La mécanique finie », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 205.

David Farreny, 7 fév. 2011
espèce

Deux cerfs affrontés, leurs bois inextricablement imbriqués, secouent l’échine et tournent sur place sans parvenir à se dégager tandis qu’une espèce de daim dans le public susurre à l’oreille d’une biche des choses osées qui la font rire.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 49.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
dissolvant

Désir d’un sommeil plus profond, plus dissolvant. Le besoin de métaphysique n’est que le besoin de la mort.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 254.

David Farreny, 28 oct. 2012
rayonnement

Mais ce dont je me souviens, plus que de la forme du bâtiment ou de l’atmosphère des salles et des couloirs, c’est de l’impression que j’eus en arrivant, ce jour d’hiver, sur la grande terrasse formant belvédère et donnant sur le paysage de collines assez élevées des monts du Lyonnais. Alors que je me serais plutôt attendu à l’enchaînement de visions un peu sinistres que ce genre de maisons de repos manque rarement de provoquer – vieil homme avançant péniblement derrière son déambulateur dans un couloir beige orné de plantes vertes et d’affiches reproduisant des tableaux impressionnistes, groupe de vieilles femmes en robe de chambre s’efforçant de boire une tisane ou un thé au goût de carton dans un réfectoire où un sapin de Noël décoré que personne ne regarde clignote sans fin –, je me retrouvais dans une sorte d’apothéose hivernale : non ces jours où une lumière d’or accentue les reliefs en les creusant, accordant à toute chose d’avoir l’air de séjourner – un instant – hors du temps, mais un de ceux, et ils sont moins nombreux encore, où le concours du brouillard et du soleil aboutit à une sorte d’émulsion qui est comme un milieu de lumière vaporisé où tout semble flotter et être en gloire, la visibilité, à laquelle pourtant en règle générale on tient, étant remplacée par l’affirmation sereine, enthousiaste, juvénile et sans âge, d’un pur rayonnement.

Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Voyages en France, Seuil, p. 12.

Cécile Carret, 15 déc. 2012

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