Ce conflit consiste en ceci que la philosophie dévore la poésie. Elle se l’incorpore. Ainsi, tout en l’adorant parfois, comme Heidegger, elle l’annule. Qu’elle le sache ou non est sans pertinence.
Exemple récent, largement diffusé, c’est le moins qu’on puisse dire : Derrida. Il faudrait chercher en quoi ce mode de pensée correspond tellement à l’époque. Je crois qu’il s’inscrit dans le anything goes du pousse-moderne. Favorise, et pseudo-théorise le ludique généralisé. Ce laxisme sent.
Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, Verdier, p. 53.
Je retenais mon pas malgré la canicule. Les murs réverbéraient la chaleur qu’ils avaient absorbée depuis le début de la matinée. Le silence était celui, légèrement caverneux, chargé d’échos, des nécropoles. Il soulignait encore l’absence de la rumeur habituelle, comme les rues évacuées, les magasins fermés, les janissaires absentés. Peut-être est-ce alors que j’ai connu le bonheur le plus pur, s’il réside moins dans la possession d’une chose quelconque que dans la disparition de toutes celles qui traversent continuellement notre naturel penchant.
Pierre Bergounioux, Univers préférables, Fata Morgana, p. 53.
Nostalgie de la femme : une nouvelle crise.
Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 109.
toute cigarette finit au cendrier
toute marée se meurt sur la dent du rocher
tout spectacle s’éteint
dans le fracas des strapontins
et même ton souvenir qui s’arme dans cet écrit
finira lui aussi dans la chaleur de l’Incendie
William Cliff, « La Coruña », Marcher au charbon, Gallimard, p. 68.
Et puis, il faudrait surtout que la colère islamiste soit dirigée contre ce que l’Occident a de pire : la rapacité financière, la consommation effrénée, l’égoïsme du bien-être. Or, les commanditaires des pieux carnages du 11 septembre et leurs admirateurs n’ont aucunement le souci de remédier à la misère du monde ou de sauvegarder la planète : le réchauffement climatique est le cadet de leur souci. Ils haïssent l’Occident non pour ce qu’il a de haïssable ou de navrant, mais pour ce qu’il a d’aimable et même pour ce qu’il a de meilleur : la civilisation des hommes par les femmes et le lien avec Israël.
C’est le destin claquemuré qu’ils font subir aux femmes, le mépris où ils les tiennent et le désert masculin de leur vie qui rend fous les fous de Dieu : fous de violence, fous de hargne et de ressentiment contre le commerce européen entre les sexes, contre l’égalité, contre la séduction, contre la conversation galante ; fous, enfin, du désir frénétique de quitter la terre pour jouir de l’éternité dans les jardins du paradis où les attendent et les appellent des jeunes filles « parées de leurs plus beaux atours ».
Alain Finkielkraut, « Au pays du progressisme déconcertant », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 233.
J’entraîne Mam en promenade, par la rue Basse, le boulevard du Salan, la rue Blaise-Raynal. Partout veillent les souvenirs, les premiers, ceux, miraculeux, de l’enfance, lorsque le tragique de la vie, la désespérance et la douleur nous sont épargnés. Ce sont les parties hautes des façades, vers lesquelles on lève rarement les yeux, qui conservent et me rappellent les jours abolis, le temps magique et bref où j’ai vécu au présent, le bonheur qu’il y avait à être avant qu’un doute affreux ne me vienne, qui ne m’a plus quitté. Mam marche à petits pas glissés, parle, sans se soucier de savoir si je peux l’entendre, du passé, de ses grands-parents. Depuis quatre ans, elle a déserté le présent. Et j’en suis là, aussi. Tout mon bonheur était dans l’espérance et il n’est plus temps.
Pierre Bergounioux, « jeudi 1er novembre 2007 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 803.
Dans le sommeil, on ne sait où,
le soleil tourne dans un trou.
Soleil cuis-moi, mûris ma chair comme un concombre,
j’ai renoncé tu sais, j’ai accroché mon ombre,
la mer peut désormais s’en aller
toute seule.
Je te hais, te caresse et te vomis angoisse,
la terre reste mais l’eau passe, valse,
porté au plus haut de la houle
je crie : quelle vague me roule ?
Je ne sais pas la route, il n’y a pas de route —
pourquoi me suis-je donc confié à la mer ?
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, pp. 57-58.
Ou bien la compagne de l’artiste est seule à aimer, à comprendre et à défendre l’œuvre de celui-ci, que le monde ignore ; ou bien, elle est seule à savoir sur quel socle lézardé de mesquineries, de hontes et de frustrations s’élève cette œuvre que le monde admire.
Éric Chevillard, « vendredi 28 juin 2013 », L’autofictif. 🔗
Les jours du 11 novembre, à Cour-Cheverny, tous les écoliers faisaient le tour du village à pied derrière les maîtresses et les maîtres et les anciens combattants et la fanfare. Il pleuvait tout le temps comme un mauvais miracle.
Le monument aux morts, avec la stèle et la litanie des noms, était collé à l’école, si bien que pour qu’il y ait un parcours, on s’en éloignait pour revenir ensuite.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 23.
Le vieillissement des oncles, leur lent au-revoir.
Ce lent effacement des visages glorieux, cette longue distillation du changement dans les traits.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 109.
Ira-t-il jusqu’à rogner
sur ses projets ?
Il ne fait plus rien
de peur d’être distrait
de peur de louper la vie
Et ce n’est qu’acculé par les heures
se liguant puissamment contre lui
qu’il jette
son petit nuage d’encre.
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 60.