immoralité

Nous appelons escroc le joueur qui a trouvé le moyen de jouer à coup sûr ; comment nommerons-nous l’homme qui veut acheter, avec un peu de monnaie, le bonheur et le génie ? C’est l’infaillibilité même du moyen qui en constitue l’immoralité, comme l’infaillibilité supposée de la magie lui impose son stigmate infernal.

Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Robert Laffont, p. 256.

David Farreny, 22 mars 2002
bien

À travers l’équivoque d’une forme très générale qui recouvre du très précis, il s’établit entre l’écrivain et moi une sorte de complicité flatteuse ; je me sens choisi ; l’artiste me découvre ; il me chante, il chante ma peine, ma joie, ma curiosité ; il la chante bien ; il en a tout vu, tout senti, et d’autres choses encore que je ne voyais ni ne sentais. Écho d’un Narcisse qui ne sait pas parler, c’est mon double inspiré ; sa confidence m’illumine ; mais ses révélations sont si décentes, il chante ce chant individuel avec tant d’à-propos, avec une beauté si pleine mais si modeste, que je n’ai pas à en rougir, et qu’au plaisir d’avoir été deviné, j’ajoute celui de n’être pas trahi.

Roland Barthes, « Plaisir aux classiques », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 57.

David Farreny, 11 sept. 2004
raréfié

Je n’avance que d’une page et demie parce que j’évolue dans l’abstraction, l’univers raréfié des catégories.

Pierre Bergounioux, « dimanche 12 août 1990 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 917.

David Farreny, 20 avr. 2006
hériter

Qui veut la mort de ces malheureux artistes que rien ne parvient plus à faire sortir de la misère, hormis le plus froid des monstres froids d’aujourd’hui, l’État, dont le soutien culturel a été l’un des spectacles les plus obscènes qu’il y ait eu à subir depuis une vingtaine d’années ? Personne. Et on souhaite encore moins leur martyre. On désirerait seulement qu’ils cessent de se dire artistes, comme avaient pu l’être Michel-Ange, Degas ou Giotto durant la période historique ; et qu’ils arrêtent de s’affirmer leurs héritiers (on connaît le couplet habituel de ces maîtres-chanteurs : « Ceux qui crachent sur mon œuvre sont les descendants de ceux qui crachaient sur Manet »). Pour désigner leurs activités dans l’espace Art, on ne saurait trop leur conseiller de trouver des mots nouveaux. L’inimitable style dans lequel ont été proposés les « emplois jeunes » de Martine Aubry pourrait les inspirer : on les verrait assez bien s’intitulant agents d’ambiance symbolique, coordinateurs-peinture ou médiateurs plasticiens. Mais la vérité est qu’ils n’entrent en art que comme on entrait en religion jadis : parce qu’on n’avait aucun espoir d’hériter de qui que ce soit. Le dépeuplement des campagnes, puis la montée du chômage, sont les causes prosaïquement désolantes et sociologiques de cette inflation d’artistes, après-guerre, tout enfiévrés de leur apostolat poético-magique venu de nulle part et transfiguré en mission créatrice. Encore les fameuses « Trente Glorieuses », où il y avait du travail pour presque tout le monde, nous ont-elles sans doute épargné quelques vocations artistiques supplémentaires, heureusement détournées en leur temps vers des professions plus honnêtes. Cette époque, hélas, est bien terminée. Sur le terreau de l’ « exclusion » et du chômage galopant, les artistes prolifèrent ; et ils se nourrissent en circuit fermé de toute cette misère dont ils sont les parasites.

Se sachant sans justification, ils tentent de se légitimer en affichant une bonté, une compassion, un dévouement aux intérêts des plus démunis par lesquels ils tentent de désarmer une hostilité qui grandit. C’est toujours quand on sort de l’Histoire qu’on invoque la morale, par laquelle on espère encore donner au présent une apparence d’éternité.

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, pp. 77-78.

David Farreny, 19 janv. 2008
calcanéum

Si le soleil est aussi grand et tel que nous le voyons, il le doit à sa nature intime ; mais cette place qu’il occupe dans le monde, c’est l’œuvre de l’Ordonnateur. Pour un corps de telle nature et si vaste, vous ne trouverez pas une place meilleure dans tout l’univers. Pour le pied non plus vous ne pouvez trouver dans le corps une place préférable à celle qu’il occupe. La position du pied et du soleil dénote une égale habileté. Ce n’est pas sans dessein que je compare l’astre le plus brillant à la partie du corps la plus abjecte. Qu’y a-t-il de plus vil que le calcanéum ? Rien. Cependant nulle part ailleurs il ne serait mieux placé. Qu’y a-t-il de plus noble que le soleil ? Rien. Dans tout l’univers il ne saurait être placé plus convenablement. L’univers est ce qu’il y a de plus grand et de plus beau.

Galien, « De l’utilité des parties du corps humain », Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales (1), Baillière, p. 263.

David Farreny, 29 juil. 2008
livre

En revanche, il offre beaucoup à lire. C’est à se demander s’il ne convient pas de ranger parmi les indices de la grande déculturation en cours ces musées qui mettent un point d’honneur à relever, sur le mode plus ou moins ludique — force tiroirs à explorer, en l’occurrence —, et dûment spatialisée, la fonction désertée du livre. Quand personne ne fréquentera plus les millions de volumes des bibliothèques, on ira au musée pour lire : la lecture sera devenue une activité rare, curieuse et protégée, qui se pratiquera uniquement dans des conservatoires des activités culturelles, dans des zones réservées aux traditions savantes ; et, tout s’étant décalé d’un ou de plusieurs crans, on se rendra à Las Vegas ou dans des parcs d’attractions pour y contempler les œuvres d’art.

Renaud Camus, « 29, rue Descartes, Descartes, Indre-et-Loire. René Descartes », Demeures de l’esprit. France II. Nord-Ouest, Fayard, p. 191.

David Farreny, 26 fév. 2010
inadéquation

L’universalité suivant laquelle l’animal, en tant que singulier, est une existence finie se montre, en lui, comme la puissance abstraite à l’issue du processus lui-même abstrait qui se déroule à l’intérieur de lui. L’inadéquation de l’animal à l’universalité est sa maladie originelle et le germe inné de la mort. La suppression de cette inadéquation est elle-même l’exécution de ce destin. L’individu supprime une telle inadéquation en tant qu’il insère dans l’universalité, pour l’y former, sa singularité, mais en même temps, dans la mesure où elle est abstraite et immédiate, il n’atteint qu’une objectivité abstraite dans laquelle son activité s’est émoussée, ossifiée, et où la vie est devenue une habitude sans processus, en sorte qu’il se met à mort ainsi de lui-même.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « La mort de l’individu, qui meurt de lui-même », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, pp. 329-330.

David Farreny, 7 fév. 2011
entrepreneurs

Ensuite, nous avons conversé plutôt librement, eux et moi, et en fait c’étaient des entrepreneurs, un couple d’entrepreneurs. Ils travaillaient dans le plomb. À les entendre, plus personne ne voulait de plomb, avec les nouvelles normes, et pourtant, m’a dit l’homme, qui allait nettement mieux, il en faut bien, du plomb, non ? J’ai dit si, en cherchant dans ma tête qui pouvait bien avoir besoin de plomb, aujourd’hui, à part les chasseurs, puis l’homme a dit que ce n’était pas si grave, en fait, que depuis quelques temps ils s’étaient spécialisés dans la fabrication de baguettes profilées à destination des verriers, pour les vitraux d’église.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 31.

Cécile Carret, 26 sept. 2011
survivre

Nous nous sommes retrouvés en début d’après-midi pour Jean-Claude. La cérémonie avait lieu à seize heures à Tour-en-Sologne.

On est plutôt contents de se voir, on en est plus à être triste. On est si peu nombreux.

La sonnette retentit. Ma tente se penche à la fenêtre et les invite à monter. Ils sont trois, une femme et deux hommes, dans des costumes du dimanche tirés du vestiaire de l’Armée du Salut. Un petit quelque chose d’alcoolique dans les traits ; des amis qu’il avait connus, là-bas, chez le ferrailleur.

Au total, on est huit.

À force, les enterrements, ces dernières années, sont devenus des opérations de survie, même à mon âge. Survivre aux températures en hiver, à taper du talon autour des gars des entreprises de pompes funèbres, survivre aux canicules en été dans les rallonges de cimetières où les arbres n’ont pas eu le temps de pousser, se sentir survivre, enfin, d’être encore là.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 110.

Cécile Carret, 25 sept. 2013
compas

Le compas a peut-être de la compassion pour tout ce qu’il entoure, mais sa pointe est douloureusement fichée dans mon nombril.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 164.

Cécile Carret, 9 mars 2014
descente

Depuis le hublot de l’avion, les choses de ce monde te paraissent minuscules, dérisoires. Puis l’appareil amorce sa descente et tu redeviens peu à peu un gros con mesquin.

Éric Chevillard, « jeudi 7 mai 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 1er juin 2015
grotesque

Répugnant à se définir et à accepter des limites, cultivant l’équivoque en politique et en morale, et, ce qui est plus grave, en géographie, sans aucune des naïvetés inhérentes aux « civilisés » rendus opaques au réel par les excès d’une tradition rationaliste, le Russe, subtil par intuition autant que par l’expérience séculaire de la dissimulation, est peut-être un enfant historiquement, mais en aucun cas psychologiquement ; d’où sa complexité d’homme aux jeunes instincts et aux vieux secrets, d’où également les contradictions, poussées jusqu’au grotesque, de ses attitudes. Quand il se mêle d’être profond (et il y arrive sans effort), il défigure le moindre fait, la moindre idée. On dirait qu’il a la manie de la grimace monumentale. Tout est vertigineux, affreux, et insaisissable dans l’histoire de ses idées, révolutionnaires ou autres. Il est encore un incorrigible amateur d’utopies ; or, l’utopie, c’est le grotesque en rose, le besoin d’associer le bonheur, donc l’invraisemblable, au devenir, et de pousser une vision optimiste, aérienne, jusqu’au point où elle rejoint son point de départ : le cynisme, qu’elle voulait combattre. En somme, une féerie monstrueuse.

Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, pp. 453-454.

David Farreny, 17 mars 2024

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