intérieur

Il avait meublé son deux pièces — au prix, inévitablement, de certaines choses essentielles — avec un certain luxe, quoique approximatif. Il apportait un soin tout particulier aux sièges — des fauteuils profonds et moelleux —, aux rideaux et aux tapis. Il assurait avoir ainsi créé un intérieur « qui garantisse la dignité de son ennui ». Dans une pièce de style moderne l’ennui devient inconfort, souffrance physique.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 36.

Guillaume Colnot, 16 mai 2002
perte

Peut-être est-ce celle-là, la vraie perte qu’implique mon âge, notre âge, autrement plus grave, si elle se vérifiait, que celle que je craignais : non pas de la capacité de faire l’amour, de séduire, de plaire, de jouer un rôle dans la ronde du désir, mais d’être amoureux sans arrière-pensées, passionnément, sans ironie, sans être tenté de se moquer un peu de soi-même, et de l’autre…

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 277.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
image

J’étais accroché par une image, je marchais dans sa robe rouge.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 29.

David Farreny, 31 déc. 2005
consent

Par quel miracle l’homme consent-il à faire ce qu’il fait sur cette terre, lui qui doit mourir ?

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 472.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
dictionnaire

Michael Johnson, à peine fut-il devenu père de famille, semble avoir perdu son talent pour les affaires, et très vite s’ouvre cette grande et pénible tradition familiale des ennuis d’argent, et même de la grande pauvreté, qui accableront pendant des décennies le fils aussi bien que le père. Même le Grand dictionnaire de la langue anglaise, le plus sûr titre de Johnson, avec son édition de Shakespeare et la Vie de Johnson, au souvenir de la postérité, est une œuvre de commande entreprise dans l’espoir d’arriver enfin, grâce à elle, à joindre les deux bouts pour souffler un peu. S’il veut définir fastidieux, Johnson donne comme exemple, dans son dictionnaire :

« Il est fastidieux d’écrire des dictionnaires. »

Renaud Camus, « Breadmarket Street, à Lichfield, Staffordshire. Samuel Johnson », Demeures de l’esprit. Grande-Bretagne I, Fayard, p. 275.

David Farreny, 5 juin 2010
appétit

Malgré sa juste appellation, l’hôpital Saint-Camille de Bry-sur-Marne dans le Val-de-Marne planté sur la colline de Bry-sur-Marne domine le département telle une forteresse. Son élévation rouge, de la brique exclusive dont il est bâti, sonne un terrible coup de klaxon dans le paysage, avant l’accident, tout le monde l’a vu, et tout le monde le sait dans le Val-de-Marne. Jour et nuit, immémorial, pour tous ceux qui en dépendent directement et à n’importe quelle heure dans le département, il trône, masse close, malgré les centaines de fenêtres qui percent sa pharaonique façade. Et sa porte. Une porte centrale comme il convient à l’expression de la solennité dont ce bâtiment, à l’égal de celui du conseil général du Val-de-Marne, supporte aussi la charge, à grand double battant vitré par où tous ceux qui sont liés à l’hôpital temporairement ou définitivement rentrent ou sortent. Malades dont on glisse le corps par l’arrière des ambulances sur des tiroirs tenus aux deux extrémités par des aides-soignants ; on se penche et on s’aperçoit vite que le couvercle ne tardera guère ; mais aussi infirmières, visiteurs des malades, médecins et administrateurs, cuisiniers. Et les psychiatres.

Sans doute serait-ce du faîte des toitures de la mairie du Perreux-sur-Marne, à quelques kilomètres de l’hôpital Saint-Camille, que l’on découvrirait la meilleure perspective, sur la masse énorme de cet édifice, son prestige et son emprise, sa solitude et son appétit dont on voit alors le pouvoir qu’il exerce sur la région. Le chantier permanent qui anime sa façade arrière — on aménage et réaménage, on construit de nouvelles ailes, on rehausse les étages — ne contribue pas peu dans le département à la renommée qui s’étend bien au-delà des limites administratives, d’un monument où, tandis que l’on opère jour et nuit dans chaque salle du bloc opératoire et que l’on soigne dans chaque chambre, et toilette sur toutes les tables de la morgue, on cimente aussi, on pose des châssis de fenêtre, on soude, on construit, on s’agrandit toujours.

Bernard Lamarche-Vadel, Sa vie, son œuvre, Gallimard, pp. 51-52.

David Farreny, 24 sept. 2011
déplacement

J’ai couvert une dizaine de longueurs, que j’ai comptées, et, dès la septième, j’avais retrouvé cette sensation d’ennui caractéristique de la nage dans un espace fermé, identique, j’imagine, à celle que font naître toutes les activités qui miment le déplacement, comme le vélo d’appartement, et où la conscience aiguë d’être privé de destination se combine avec celle, plus souterraine, que le temps n’y changera rien et que par conséquent, même quand il sera écoulé, selon la limite qu’on se sera fixée, on ne sera toujours arrivé nulle part.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 121.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
exagération

Mais naturellement cette phrase est à son tour une exagération, c’est ce que je pense à présent en l’écrivant, et caractéristique de mon art de l’exagération. Ce jour-là, j’ai dit à Gambetti que l’art d’exagérer est, à mon sens, un art de surmonter, de surmonter l’existence, ai-je dit à Gambetti. Supporter l’existence grâce à l’exagération, finalement grâce à l’art de l’exagération, ai-je dit à Gambetti, la rendre possible. Plus je vieillis, plus je me réfugie dans l’art de l’exagération, ai-je dit à Gambetti. Ceux qui ont le mieux surmonté l’existence ont toujours été de grands artistes de l’exagération, peu importe ce qu’ils furent, ce qu’ils ont produit, Gambetti, ils ne l’ont tout de même été, en fin de compte, que grâce à leur art de l’exagération. Le peintre qui n’exagère pas est un mauvais peintre, le musicien qui n’exagère pas est un mauvais musicien, ai-je dit à Gambetti, tout comme l’écrivain qui n’exagère pas est un mauvais écrivain, en même temps il peut arriver aussi que le véritable art de l’exagération consiste à tout minimiser, alors nous devons dire, il exagère la minimisation et fait ainsi de la minimisation exagérée son art de l’exagération, Gambetti. Le secret de la grande œuvre d’art est l’exagération, ai-je dit à Gambetti, le secret de la grande réflexion philosophique l’est aussi, l’art de l’exagération est en somme le secret de l’esprit, ai-je dit à Gambetti, mais ensuite j’ai abandonné cette idée absurde qui, pourtant, examinée d’encore plus près, s’est forcément révélée la plus juste sans aucun doute.

Thomas Bernhard, Extinction, Gallimard.

David Farreny, 15 juin 2012
concentré

Oui, c’était avec cette lenteur, cette réflexion, ce silence, en ne se laissant troubler par aucune société, totalement concentré sur moi seul, sans conseils, sans louanges, sans attente, sans revendication, sans arrière-pensée aucune que je voulais plus tard exercer mon travail. Quel qu’il fût, il devait correspondre à l’activité que j’avais ici sous les yeux et qui si manifestement ennoblissait celui qui l’exécutait en même temps que son témoin de hasard.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 45.

Cécile Carret, 4 août 2013
journal

L’égotiste est un Narcisse jamais lassé de dire à son reflet : « Je t’ai assez vu ! ». Il lui faut même l’écrire. Obsédé par l’inspection de son nombril, il ne lui reste que l’écriture d’un journal intime, de confessions ou de mémoires. Il y peut faire des phrases, soigner quelques poses, réarranger les événements à son avantage, il y est malgré tout le délateur de soi-même. Véritable miroir d’une dépouille, les écrits intimes fournissent la preuve du peu d’existence de leur auteur. Afin de châtier son crime d’être né, condamné par lui-même aux travaux forcés du style, l’écrivain égotiste relate son agonie et s’enterre vivant sous des monceaux de phrases.

Frédéric Schiffter, « 28 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024
ordre

Si l’on écarte l’origine mythique de la notion de monde, on s’aperçoit qu’elle procède de la longue habitude des humains d’observer la régularité de quelques phénomènes naturels tels que, par exemple, la rotation des planètes, le cycle des saisons, l’alternance du jour et de la nuit, la succession de la vie et de la mort, etc. Or non seulement la perception répétée de ces faits imprime en leur imagination la tenace illusion d’un ordre universel, mais elle les détourne de la cruelle perception du hasard qui tantôt unit les conditions pour qu’une chose existe, tantôt les désunit pour qu’elle n’existe plus ou, tantôt encore, ne les réunit pas pour qu’elle n’existe jamais. À cause du hasard, une chose est ou n’est pas. À cause du hasard, le monde est impossible. De vastes systèmes de phénomènes en interaction apparaissent sans doute dans l’univers, mais cela n’engendre ou n’implique ni équilibre ni stabilité. Puis, donc, que le hasard produit et détruit ou, aussi bien, ne produit pas, comment le définir autrement que comme la pire des causes – causarum pessima ? Mais l’hallucination cosmique est si puissante que, dès qu’un événement jugé inhabituel intervient dans l’univers, au lieu de le considérer dans sa normale contingence, les humains s’empressent d’y voir une exception qui confirme une règle ou une loi : une catastrophe, ou un miracle, relève forcément d’un pourquoi – une cause – et d’un pour quoi – une finalité. Quand un Bergson, venant au renfort de cette superstition populaire, déclare que « le désordre n’est qu’un cas particulier de l’ordre », cela témoigne bien de la force avec laquelle s’exprime le refus de constater et d’admettre le contraire : que l’ordre n’est qu’une forme accidentelle et, même, miraculeuse, du désordre. Et quand les humains, en dépit de l’évidence, s’obstinent à nier le caractère aléatoire de la régularité des phénomènes, cela trahit leur impuissance à se délivrer de l’angoisse de vivre dans le chaos. Un cosmos, tel qu’ils l’imaginent, existerait, ils ignoreraient la crainte comme l’espérance et ne s’adonneraient ni à la religion, ni à la métaphysique – ni à la politique –, expressions de leur désir malheureux de monde, ou, dirait Freud, de leur narcissisme brisé sur les épreuves de la réalité.

Frédéric Schiffter, « Le monde comme désir et comme illusion », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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