ainsi

L’idée, qu’on rencontre aujourd’hui souvent, que la culture digère tout, s’approprie les productions subversives qu’elle ainsi désamorce et qui deviennent après cela un nouveau chaînon d’elle, cette idée est fausse.

Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Minuit, p. 23.

David Farreny, 13 avr. 2002
caboche

J’ai remué des quantités énormes de débris antiques. J’ai étudié l’homme des Baumes-Chaudes, un beau dolichocéphale troglodyte qui mangeait du lièvre dans de très grands plats de terre brute, et c’est moi qui l’ai nommé. J’ai étudié l’homme du causse, le brachycéphale à face très orthognathe de la race que j’ai dite dolménique — c’est moi qui l’ai nommée. J’ai eu l’honneur de découvrir que chez ces deux ethnies, la dolménique comme la troglodyte, on faisait aux sujets promis à l’état de chaman, dans leurs petites années, de fortes trépanations ; qu’on leur prélevait dans l’os crânien une rondelle de la taille d’une pièce de cinq francs en argent ; qu’ils portaient en amulette au cou cet os manquant de leur caboche, par lequel ils étaient tout-puissants.

Pierre Michon, « Neuf passages du causse », Mythologies d’hiver, Verdier, p. 40.

David Farreny, 5 juin 2002
comme

J’ai parlé cette semaine, au téléphone, à propos de Plieux et de ce que je souhaiterais y faire, à toutes les autorités officielles de la culture dans la région. J’ai été en rapport avec tous les bureaux. Et chaque fois, chaque fois, il m’a fallu me présenter comme un jeune homme, expliquer que j’étais écrivain, faire feu de tous mes maigres titres de notoriété (il n’y a guère que la villa Médicis qui semble établir aux yeux de ces gens que je ne suis pas quelque excité farfelu). « Pas un mot qui connaisse nos livres », comme disent mélancoliquement les Goncourt, après une rencontre avec des cousins à eux ; mais les cousins devaient connaître leur nom, au moins, tandis que moi c’est éternellement « Camus C.A.M.U.S ? », voire « C.A.M.U ? », ou bien « comme l’écrivain ? ». Si j’écrivais mon autobiographie (mais je ne fais que ça, évidemment), je pourrais l’intituler Comme l’écrivain.

Renaud Camus, « samedi 27 février 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 60.

David Farreny, 1er août 2002
naturel

Après tout ce dont nous avons parlé, que nous avons senti ensemble pendant ces jours, il est bien naturel que je vous aime. Il faut restituer ce mot dans son ancienne grandeur : c’est pour cela que je le prononce ; de loin : parce que j’ai pris sur moi toute ma solitude ; de près : parce que ceux que j’aime m’aident infiniment à la supporter.

Rainer Maria Rilke, « 26 novembre 1907 », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 10.

David Farreny, 10 fév. 2007
morveux

La matinée est bien avancée lorsque je peux m’asseoir enfin à la table de travail, obéir à l’injonction impérieuse que m’adresse, du fond du temps, le morveux de dix-sept ans qui découvrit qu’il était permis d’être un peu fixé sur ce qui se passe alors qu’il avait abandonné toute espérance à ce sujet. Je suis un instant à surmonter l’effroi qui m’empoigne chaque fois que je me retrouve au pied de la muraille puis je trace un mot, un autre et continue petitement.

Pierre Bergounioux, « vendredi 13 avril 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 299.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
égaré

Égaré dans ces images de maisons basses et d’étoiles, j’aperçus tout à coup un avion – un garçon, les bras tendus en ailes, vrombissant comme un supersonique, qui tournait, virevoltait, atteignit une petite place, devint automobile, gronda, actionna ses leviers, saisit son volant, fit, d’une grosse voix muée, rugir son moteur et, les poings en pare-choc, freina brusquement devant une autre voiture pour pisser contre.

Tony Duvert, Journal d’un innocent, Minuit, p. 22.

Cécile Carret, 6 déc. 2008
limite

A est différent de O. Il faut prononcer A et O. Montre l’incroyable différence. Aaaaaaaaaaaaaaaaa / Ooooooooooooooooo. S’imprégner de la prononciation, en prononçant longuement dans la bouche. En vocalisant un a continu. Puis un o continu. Sentir l’évolution, les métamorphoses complexes dans la bouche. Garder le a, tenir le a et lentement, progressivement s’approcher de l’autre son que l’on connaît, délicatement, le a est encore là et penser au o, garder le son a et essayer d’atteindre par le son a le son de o en déformant le plus possible le a en gardant un a, plus il s’approche du o et plus l’effort est important pour s’approcher encore du o. Le o ne viendra pas. Il existe une limite infranchissable entre le a et le o.

Christophe Tarkos, « Processe », Écrits poétiques, P.O.L., pp. 117-118.

David Farreny, 21 mai 2009
bonheur

Ce qu’il y a d’admirable dans le bonheur des autres, c’est qu’on y croit.

Marcel Proust, « lettre à Antoine Bibesco », Correspondance.

David Farreny, 25 mai 2009
technique

Puis vient la question de la technique. Pour l’Angkar, la révolution n’est pas une idée ou une pensée, mais une technique qu’on acquiert par des actes. La révolution n’est pas une aspiration : elle est une pratique codifiée. Le « technicien de la révolution » est aussi un « instrument de la révolution », et la plus haute distinction du régime est : « Instrument pur de la révolution ». Pureté de la technique. Duch se plaint que S21 n’ait jamais obtenu ce titre.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 97.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
fermoirs

Mais voici l’étincellement de l’éclaircie et du plein soleil sur toutes les flaques, sur toute l’étendue scintillante de pierres et de tuiles imbriquées : voici le vent qui reconquiert son rocher, ridant la surface de l’eau stagnante et séchant dalles, murs et arêtes, réduisant cette roche à un os poli.

Mais l’eau de l’Arno est tenue en respect. Bien qu’assagi par les méandres en amont, le fleuve torrentiel ne cesse d’être une nature sauvage et nue. Le rapport profond que la ville entretient avec lui renvoie toujours à cette domination. Le fleuve est accueilli entre les murailles et au milieu des maisons en sa qualité de fleuve, force bénéfique et insidieuse avec laquelle il est interdit de s’abandonner aux faiblesses. Ni artifices ni flatteries. Après les divagations ombrageuses et les riantes stagnations de Rovezzano, Varlungo et Bellariva, l’Arno est emprisonné par les hautes murailles et, tout en progressant vers le cœur de la ville, resserré dans sa fosse de pierre, enjambé par des ponts bien plus semblables à de puissants fermoirs pour le sertir qu’à des routes pour le franchir.

Mario Luzi, « Paragraphes florentins », Trames, Verdier, pp. 53-54.

David Farreny, 26 fév. 2013
introuvable

Plus tard encore, je pensais que cela venait du fait que notre maison, vingt ans après que mon frère avait disparu, était restée une maison mortuaire ; que l’introuvable, à la différence d’un mort de mort certaine, ne laissait pas sa famille en paix mais lui mourait encore chaque jour entre les doigts sans qu’ils pussent faire la moindre chose.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 58.

Cécile Carret, 4 août 2013
ressentent

Dans les magasins, j’aime bien quand les gens dans un rayon me glissent : c’est une bonne confiture ; je leur prête une oreille sincère. J’achète le pot, j’aime bien goûter, pour ressentir ce qu’ils ressentent. C’est le grand mystère, cette impossible lecture directe de ce que sentent les autres, comment ils ressentent. Ce qu’ils pensent.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 117.

Cécile Carret, 26 sept. 2013
post-it

Puis nous levons le nez et il nous apparaît que tout notre avenir tient sur quelques post-it collés sur un mur.

Éric Chevillard, « lundi 26 mai 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 13 sept. 2014

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