disponible

Est-ce à cause de ce lien sensation/mémoire/écriture que l’on revient toujours aux mêmes expériences, accrues de quelques variations à chaque fois ? Ou bien à cause de l’infinie profondeur répétitive de telle sensation levée par un mot ? Je dis « lessive », et remontent de suite, mêlées autant que distinctes, les odeurs multiples de propre au sortir du lave-linge ou de la lessiveuse d’enfance. On écrit, ou un poème s’écrit, avec tout le corps, toute la mémoire disponible.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 61.

Cécile Carret, 4 mars 2010
imitations

C’EST VRAI QUE. A l’orée du troisième millénaire, en France, c’est vrai que est la scie entre les scies. Il est même à croire qu’aucune, à aucun moment de l’histoire de notre langue, n’a connu une diffusion aussi large, et pareille fréquence dans les occurrences. Même au niveau de ou quelque part, au plus fort de leur règne qui pourtant fut lourd et long, n’ont jamais envahi si avant, tout de même, l’ensemble de la parole et peut-être de la pensée, ni imposé si largement leur présence.

[…]

Il paraissait aller de soi, jadis, que ce qu’on allait dire était vrai — puisqu’on prenait la peine de le dire. Faut-il que le rapport avec la vérité se soit distendu parmi nous — à force de publicité généralisée, de volonté d’appartenance et de conformité, d’effacement du narcissisme moral, d’indifférence à l’honneur et de dévaluation de la parole —, pour qu’une affirmation simple ne suffise plus, soit perçue comme ne suffisant plus, par celui qui l’émet et par celui qui la reçoit, et pour que la plupart de nos contemporains estiment indispensable de la faire précéder de la proclamation dogmatique de sa vérité !

Moins il y a de vérité, plus s’affichent ses imitations. Moins le verbe a de poids et de prix, plus il y a de c’est vrai que.

Renaud Camus, Répertoire des délicatesses du français contemporain, P.O.L., pp. 97-98.

Élisabeth Mazeron, 2 avr. 2010
trajets

Il était rare que j’emprunte la ligne droite pour me rendre quelque part. La raison, je l’ai dit, est que certains endroits me blessaient l’âme sans que je sois en mesure ni de m’en défendre ni même de distinguer la nature précise de l’atteinte qu’ils me portaient, la partie exacte qu’ils lésaient. Ce sont des choses qu’on sent, intensément, à qu’à défaut de les comprendre on peut toujours éviter. C’est pourquoi j’avais arrêté une gamme de trajets d’esquive qui me permettaient d’aller où mes petites affaires m’appelaient sans avoir à verser mon tribut de contrariété, de détresse, parfois, aux puissances mauvaises qui tenaient un tronçon de rue, des arrière-cours, certaines quartiers. À ces cheminements défilés s’ajoutaient au moins trois itinéraires de liesse et de libération dont je n’ai pas pleinement profité parce qu’ils ne desservaient aucun des endroits où, comme par un fait exprès, j’avais à faire. L’un d’eux était le système exigu, compliqué de venelles, de jardinets, de passerelles qui accompagnaient le canal jusqu’à son débouché. Le passage, par moments, se réduisaient en une étroite berme cimentée. C’est là que j’ai surpris, sous très peu d’eau, de grandes carpes couleur de bronze, immobiles. Elles étaient si proches que j’aurais pu les caresser. Je voyais leur bouche s’ouvrir et se fermer, comme les nôtres, quand nous parlons, et j’ai peut-être cru, quelques temps, que, sans l’eau qui les éteignait, leurs paroles nous parviendraient, comme au roi Salomon, jadis, et que bien des choses s’expliqueraient.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 24.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
mécanismes

Un noir à se crever le tympan à force d’écouter. Il était souvent obligé de se lever. Pas d’autre bruit que le vent dans les arbres dépouillés et noircis. Il se levait et titubait dans cette froide obscurité autiste, les bras tendus devant lui pour trouver son équilibre tandis que les mécanismes vestibulaires faisaient leurs calculs dans son crâne. Une vieille histoire. Trouver la station verticale. Aucune chute qui ne soit précédée d’une inclinaison. Il entrait à grandes enjambées dans le néant, comptant les pas pour être sûr de pouvoir revenir. Yeux fermés, bras godillant. Verticale par rapport à quoi ? Une chose sans nom dans la nuit, filon ou matrice. Dont ils étaient lui et les étoiles un satellite commun. Comme le grand pendule dans sa rotonde transcrivant tout au long du jour les mouvements de l’univers dont on peut dire qu’il ne sait rien et qu’il doit connaître pourtant.

Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, p. 29.

David Farreny, 18 mai 2011
tranquille

                            J’étais en train

                            de lire un livre

                            quand tout à coup

                            je vis ma vitre

emplir son œil absent d’oiseaux légers et ivres.

                            Oui, il neigeait.

                            La folle neige !

                            Elle tombait

                            tranquille et fraîche

dans le cœur tout troué comme un filet de pêche.

                            C’était si bon !

                            et j’étais ivre

                            de ces flocons

                            heureux de vivre

que ma main, oublieuse, laissa tomber le livre !

                            En ai-je vu

                            neiger la neige

                            dans le cœur nu !

                            Ah ! Dieu que n’ai-je

su garder dans mon cœur un peu de cette neige !

                            Toujours en train

                            de lire un livre !

                            Toujours en train

                            d’écrire un livre !

Et tout à coup la neige tranquille dans ma vitre !

Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 225.

David Farreny, 2 juil. 2013
viol

Muses, vous présidez au viol imaginaire des belles passantes qui nous coupent le cœur.

Deux jeunes filles marchaient hautement, nues comme l’algue sous leurs jupes. Je m’avançais pour les saisir. Elles refusèrent mes caresses et se mirent à m’insulter. Alors je les jetai au sol. Mon talon broya leur visage. Elles devenaient des chimères. Leurs seins volèrent en éclats…

Ô jeunes filles ! ô désir ! ô crime !

Muses, conseillères farouches, dites-moi POUR QUI sont ces femmes.

Toi aussi, tu es une femme, ô solitude ; tu m’aimes, je le sais, mais vraiment ta jalousie est impitoyable.

Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 59.

Guillaume Colnot, 7 déc. 2013
tombe

Je dois refuser le livre que m’offre ce jeune écrivain, son premier roman, car ma bibliothèque est pleine, comme si tout avait été écrit déjà, aucun nouveau volume n’y pourrait tenir, plus un intervalle ouvert, plus un interstice (dans les plus fines fentes, se logent les opuscules). Parce qu’il semble navré, je lui fais une promesse :

– Dès que l’un des auteurs présents sur mes rayonnages tombe dans l’oubli et que sa place se libère, elle est pour toi !

Il piaffe.

Éric Chevillard, « lundi 1er avril 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 13 avr. 2024
convenances

Dans le secret de son cabinet, Caraco laissait libre cours à ses aigreurs d’atrabilaire, mais, tel Philinte dans Molière, pour la vie en société, il se prescrivait une sagesse semblable à un stoïcisme de cour, tenant les bonnes manières pour les vertus les plus droites. Le misanthrope conséquent se montre avisé en observant – tant qu’elles durent – les convenances, ces principes civils de non-agression et de comédie amicale que les humains eurent la prudence d’établir afin de limiter leur détestation réciproque. Ayant tout à redouter de leur « fraternité », il mise, en un mot, sur la politesse, utile mascarade permettant d’exprimer son mépris sous des dehors aimables et, par là, de préserver son quant-à-soi. Barbey d’Aurevilly conseillait de même. « La politesse, disait-il, est le meilleur bâton de longueur entre soi et un sot et qui nous épargne même la peine de frapper. » À cette judicieuse politique, Caraco prêtait aussi une valeur esthétique.

Frédéric Schiffter, « Haïr la vie à en mourir (Sur Albert Caraco) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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