La musique corrompue par la théorie, la technique, d’où l’effondrement de la personnalité et un rapetissement si brutal des compositeurs qu’on ne saura bientôt plus quel nom donner à ces nabots.
Witold Gombrowicz, Journal (2), Gallimard, p. 165.
Horrible est cette aisance qui nous prend en présence de ceux qui nous aiment, et que l’on sait qu’on n’aimera pas (enfin : pas comme ils le souhaiteraient). Comme nous sommes drôles ! Comme nous sommes brillants ! Comme nous sommes imprévisibles et irrésistibles ! Comme nous sommes libres ! Et comme la moindre de nos paroles et le plus quelconque de nos gestes les enfoncent plus profond dans leur amour de nous, et resserrent les liens de leur captivité !
Renaud Camus, « lundi 6 octobre 1997 », Derniers jours. Journal 1997, Fayard, p. 299.
D. un soir à Montluçon, of all places, au dos de la reproduction d’une icône (car la vérité n’a aucun souci de vraisemblance) : « Thanks for a beautiful day. On souviendra… ». Ce qui déchire le cœur et les années, c’est la faute de français.
Renaud Camus, « vendredi 13 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 501.
Juste à ce moment-là, un sifflement fusa, puis un autre encore. On avait l’impression qu’ils naissaient très très loin, puis qu’ils fondaient sur nous comme une locomotive emballée : la terre trembla, un instant les travées de béton du plafond vibrèrent comme si elles étaient en caoutchouc, et enfin ce furent deux explosions, suivies d’une pluie de gravats et, en nous, ce délicieux relâchement qui succède au spasme. Valerio s’était traîné dans un coin et, le visage enfoui dans son coude comme pour se protéger d’une gifle, priait à voix basse.
À nouveau, un sifflement monstrueux jaillit. Les nouvelles générations occidentales ne connaissent pas ces sifflements si caractéristiques : ils n’étaient certainement pas fortuits, il faut que quelqu’un les ait voulus ainsi, pour donner aux bombes une voix qui exprime toute leur soif et leur menace. Je me laissai rouler au bas des sacs, contre le mur : ce fut l’explosion, toute proche, presque physique, puis le souffle puissant de déplacement d’air.
Primo Levi, « Capaneo », Lilith, Liana Levi, p. 11.
tu te souviens Mon Cœur quand nous étions heureux ?
oui Mon Amour c’était il y a très longtemps
c’était quand nous avions ces femmes secourables
sur qui nous pouvions compter dans nos grands chagrins
il y avait alors du soleil au jardin
nous n’étions jamais seuls au moment du malheur
or aujourd’hui ces saintes femmes sont parties
la ville a envahi les jardins d’alentour
le bruit et la fumée des moteurs nous écrasent
et nous pleurons sans le secours de leur pardon
nous pleurons en sentant notre viande malade
comme un morceau jeté aux chiens des carrefours
et nous sommes si seuls ! dans cette ville atroce
seuls pour marcher sur son tarmac seuls pour aller
demander à la nuit de nous ouvrir sa fosse
alors qu’avant Mon Cœur nous vivions dans l’amour
secret et persistant de ces femmes fidèles
qui aujourd’hui hélas ! sont mortes pour toujours
William Cliff, « Les saintes femmes », Immense existence, Gallimard, p. 117.
Par la vitre arrière, la route glisse à reculons. Wanda regarde l’endroit d’où elle vient et dont elle s’éloigne sans pouvoir mettre aucun nom sur ce qu’elle laisse. On croit qu’ils roulent au hasard, mais ils se rendent quelque part – on ne le saura que plus tard –, ils tournent sur un cercle morne aux abords de quelque chose, rien de faramineusement américain, pas d’horizon fulgurant, pas d’horizon profilé vers quoi s’engouffrer dans l’oubli, pas de grand trip catatonique, riders on the storm / riders on the storm, pas de jointure incandescente du rêve, ils tournent en silence, lui, accroché au volant, raide, mécontent comme un père de famille ruiné qui médite un projet d’immolation collective à la prochaine aire de repos, elle, assise comme ma mère l’était aux côtés de mon père, droite et basse, aux aguets, se retenant de respirer dans l’attente du meurtre.
Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 52.
En rentrant chez moi, nuit claire, conscience nette de ce qui est pure insensibilité en moi et qui, dans cette même mesure, est doué d’une grande clarté qui se répand entièrement sans rencontrer d’obstacles.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 331.
Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois.
Franz Kafka, « Lettre à Oskar Pollak (27 janvier 1904) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 575.
Une femme qui accepte de s’emballer un peu, avec vous, dans les détours non naturels, c’est rare, fragile et sublime. Elle est obligée pour ça de trahir ses amis, ses enfants, ses familles. Il faut amener une femme à tromper avec vous le reste de l’univers. Si vous n’avez jamais senti que votre femme ou votre maîtresse, en vous aimant, était infidèle à tout le reste, au genre humain, à l’hystérie, à la communauté, vous n’avez jamais aimé, vous n’avez jamais été aimé. Vous n’avez jamais été heureux.
Philippe Muray, « 15 avril 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 51.