La discipline, c’est d’aimer ce qu’on aime.
Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 65.
Il avait toujours rêvé de n’être relié au monde que par un regard immobile et tenu, comme un filet d’eau qui ne tombe pas, ne se divise pas, mais renouvelle son équilibre et son silence. On ne le sut qu’après : son regard était un câble enroulé au treuil du fond des vases.
Michel Besnier, Un lièvre en son gîte, Folle Avoine, p. 75.
Nous attribuons généralement à nos idées sur l’inconnu la couleur de nos conceptions sur le connu : si nous appelons la mort un sommeil, c’est qu’elle ressemble, du dehors, à un sommeil ; si nous appelons la mort une vie nouvelle, c’est qu’elle paraît être une chose différente de la vie. C’est grâce à ces petits malentendus avec le réel que nous construisons nos croyances, nos espoirs — et nous vivons de croûtes de pain baptisées gâteaux, comme font les enfants pauvres qui jouent à être heureux.
Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 96.
Je dis que je ne veux rien faire
je m’en vante
que je ne veux pas aimer
travailler décider agir
qu’une vie de lierre de mousse
ou de lichen est mon idéal
quelle prétention que de pauvres
sottises qui contiennent sûrement
à des fins de plausibilité
les traces de microscopiques
parcelles de vérité
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 57.
Communiquer ? Toi aussi tu voudrais communiquer ?
Communiquer quoi ? Tes remblais ? — la même erreur toujours. Vos remblais les uns les autres ?
Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1065.
La conversation de la vieille M. est pleine d’épaves qui flottent. Du bon vieux chic, des expressions de gouvernante anglaise du début du siècle, du vocabulaire technique ou sportif d’amants qui ont disparu sans laisser d’autre trace, de l’argot vieilli ; des traces de divers passages dans des couches sociales traversées.
Paul Morand, « 29 décembre 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 691.
Et là, on ne m’empêchera pas de m’élever avec force contre la légèreté de cette dame, consciente ou non de son état intéressant – ô combien intéressant ! enfin quelque chose d’intéressant en ce monde, et qui intéressait l’humanité entière –, cette dame qui n’hésita pas à enfourcher une cavale fougueuse quand il s’agissait plutôt de garder précautionneusement la chambre en décrivant avec le doigt des cercles doux autour de son nombril et de se faire seconder par une matrone bâtie comme une tour pour porter sa tisane à ses lèvres ! Il s’agissait de couver Dino Egger – tout de même ! – et pour cela de se couvrir de plumes. Que lui eût-il coûté ? Quelques semaines au calme avec des livres (traités de physique et d’anatomie, auteurs grecs et latins, pour une imprégnation en douceur) et les visites d’amis (poètes, philosophes, savants, rhétoriciens, harpistes), entourée des tendres soins de son époux, et Dino Egger faisait irruption dans le monde, vigoureux garçon, frais comme l’œil – tonique ++ eût noté la sage-femme sur son carnet de santé – et montrant déjà d’exceptionnelles dispositions pour un garnement de cet âge.
Mais non ! On saute des barrières, on franchit des ruisseaux […].
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 21.
— Mais, Jane, il faudra supporter mes infirmités, voir sans cesse ce qui me manque.
— Tout cela n’est rien pour moi, monsieur. Je vous aime, et plus encore maintenant que je puis vous être utile qu’aux jours de votre orgueil, où vous ne vouliez que donner et protéger.
Charlotte Brontë, Jane Eyre ou les mémoires d’une institutrice, FeedBooks.
Les oiseaux braillent si fort, et parmi eux des chieurs, des lâcheurs de fientes, même en plein vol, qu’il les entend à l’intérieur de l’habitacle pourtant toutes glaces levées.
Il baisse la sienne.
Il les entend nettement plus fort.
Vous êtes sûr ? m’écrit un lecteur.
Échange de courrier.
Bon, allez, faut avancer, se dit-il.
Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 25.
Nous arrivons vers 6 heures ; le théâtre est fermé ; pas une affiche ; je vais chercher le représentant, un gros homme à tête de sanglier qui me dit :
« Vous mangez avec nous ?
– Oui, c’est-à-dire…
– Ah ! vot’dam est là ? »
Il fait demi-tour avec une grande agilité pour prévenir quelqu’un dans la maison. Se révèle être ensuite un super-cultivé : ancien assistant au musée de l’Homme, ex-Patagon, ex-Lapon, ex-Congolais – et la maison aux apparences miteuses est pleine de trésors. Sa femme, frêle, gracieuse, fendue en deux par un immense sourire, a aussi ses activités ; elle va dans toutes les grottes de Bretagne baguer des chauves-souris pour le compte du même musée. Bonne soirée. On parle jusqu’à 1 heure.
« Que font les Patagons avec leurs morts ?
– Ils les balancent au jus. »
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 71.
CHEVILLARD : Boucher d’abattoir qui vend sa viande en gros ou demi-gros, prétend le dictionnaire, c’est mal me connaître : je vends très peu, toujours au détail. Vraiment, on se demande parfois quels historiographes incultes ou négligents se chargent de rédiger les notices consacrées aux grands hommes.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 167.
Tout voyage est une talonnade de plus dans la boule de ce monde que nous finirons par envoyer rouler pour de bon derrière nous.
Éric Chevillard, « mercredi 23 juillet 2014 », L’autofictif. 🔗
J’ai pris la position du dormeur
et j’ai dormi
Évanouies l’exacte souffrance
l’anodine impuissance
Et maintenant l’automne me prodigue
l’infinie douceur de ses lumières dernières
ses fumées si peu indéchiffrables…
Un rouge-gorge rivalise avec le couchant
je me sens plein d’indulgence
pour les autos.
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 89.