intérieur

Toute relation, tout commerce, crée un tiers, un lieu, dans l’espace clos duquel s’établissent, s’organisent, se jouent, les rapports. Deux hommes qui parlent ne devraient pas se regarder, mais obliquement, observer le point de jonction que leurs propos, leurs échanges, leur silence, provoquent. En amour, le lieu est à l’intérieur. Les deux corps pensants recherchent l’union dans un rapprochement, une pénétration l’un dans l’autre, de plus en plus aigus. La femme s’offre pour que l’homme trouve. Le phallus est comme une pioche, une vrille, un chercheur qui doit, devrait trouver son point de saturation. Le « trou » féminin donne d’ailleurs l’impression d’être travaillé en spirale, comme une vis, et en fait, l’homme ne devrait pouvoir pénétrer qu’en tournant sur lui-même, comme les suppliciés de la roue.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 139.

David Farreny, 22 mars 2002
contradictions

Chez la plupart des théoriciens, on trouve des textes réclamant ou soutenant, dans certains cas, l’opposé précisément de ce que ces auteurs sont fameux pour avoir réclamé et soutenu. Il ne s’agit pas de contradictions, mais de raffinements.

Renaud Camus, Buena Vista Park, Hachette/P.O.L., p. 32.

David Farreny, 13 avr. 2002
rêva

Vers la fin de sa vie, Lovecraft rêva qu’il grimpait, en compagnie d’un groupe d’hommes en costume médiéval, sur les toits d’une vieille ville pour poursuivre une « Chose marquée par le sceau du mal originel » ; qu’il s’approchait d’un tramway pour découvrir que celui-ci transportait des êtres au visage conique se terminant par un tentacule rouge ; qu’il rencontrait un clergyman maléfique dans un grenier rempli de livres interdits ; qu’une troupe de sinistres magiciens noirs en tenue de soirée lui rendait visite ; qu’il retournait à son ancienne maison du 598, Angell Street pour la trouver en ruine et entendre des pas traînants dans son ancienne chambre ; qu’il était attaqué par des insectes qui lui transperçaient le cerveau et lui procuraient ainsi des visions d’autres mondes ; qu’il se retrouvait dans la peau d’un chirurgien de 1864, le docteur Eben Spencer, lequel découvrait qu’un autre médecin se livrait à des expériences dignes de celles du fameux Frankenstein ; qu’il assistait, du haut d’un château, à une bataille entre deux armées de guerriers fantômes ; et, enfin, qu’il se voyait offrir un million de livres sterling par le conservateur d’un musée pour un bas-relief d’argile qu’il venait de faire lui-même.

Lyon Sprague De Camp, H. P. Lovecraft. Le roman de sa vie, Durante, p. 627.

Guillaume Colnot, 17 juil. 2002
musique

La musique m’ouvrit une autre voie, ou me révéla une voie qu’à vrai dire je ne cessais d’emprunter sans m’en apercevoir. Au lieu de regarder jalousement mon douloureux ennui, lui préférant toute forme d’activité, refusant de loger en lui quelque chose qui risquerait de le dénaturer (refusant même de comprendre que l’ennui était un logement), il était possible d’ouvrir l’ennui à cette forme en expansion indéfinie qu’était la musique : si on acceptait de l’écouter, de la laisser développer votre attention, elle passait un pacte avec ce qu’était en définitive l’ennui, à savoir une vie intérieure informe et agitée, une vitalité confuse, empêtrée, en attente de formes, le chaos originel revenu se poser sur le monde.

Quel rapport les Brandebourgeois de Bach ou Honeysuckle Rose avaient-ils avec ce chaos qu’apparemment ils n’avaient pas oublié ni effacé ?

Sans doute que, comme toute composition musicale, ils s’étaient donné pour tâche de mettre en forme ce que l’ennui, malgré la douleur qu’il inflige, sa pesanteur propre, libère et fait venir au jour : la matière mobile et non verbale de la pensée, disons de la vie mentale, qui n’est visible de façon aussi flagrante que quand elle est ainsi inoccupée et tournoie de souci en pensée vague, adonnée à sa propre mobilité.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 45.

Cécile Carret, 13 mars 2011
France

Revoir la France.

C’est d’abord l’odeur javellisée des camionnettes qu’on dépasse. Les bâches vert Véronèse des mêmes camionnettes et la belle couleur de la publicité Olida ou Saint-Raphaël qui frappe. Ensuite c’est la largeur de la campagne. Étendue dans laquelle cet effort crispé pour l’ordonnance des maisons et des jardins – qui gêne en Suisse – n’est pas nécessaire parce que les villages – même morts, même bâclés – ne peuvent rien contre l’ordre puissant des paysages. Il y a une part de générosité dans l’anarchie, une part positive qui me frappe bien plus que la négative. Ici en tout cas. En retrouvant la France, cette France à la Courbet qui s’étend de Poligny à Dijon, les mots « suc » et « durée » me venaient sous la langue.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 60.

Cécile Carret, 18 juin 2012
méridienne

La même doctrine doit servir sous la lumière méridienne et dans les moments livides.

Seul est vérité ce qui vaut indistinctement pour l’âme affligée comme pour l’exaltée.

Nicolás Gómez Dávila, Scolies à un texte implicite, p. 266.

David Farreny, 26 mai 2015
réduit

Atterré par ce que M. de Norpois venait de me dire du fragment que je lui avais soumis, songeant d’autre part aux difficultés que j’éprouvais quand je voulais écrire un essai ou seulement me livrer à des réflexions sérieuses, je sentis une fois de plus ma nullité intellectuelle et que je n’étais pas né pour la littérature. Sans doute autrefois à Combray, certaines impressions fort humbles, ou une lecture de Bergotte, m’avaient mis dans un état de rêverie qui m’avait paru avoir une grande valeur. Mais cet état, mon poème en prose le reflétait : nul doute que M. de Norpois n’en eût saisi et percé à jour tout de suite ce que j’y trouvais de beau seulement par un mirage entièrement trompeur, puisque l’Ambassadeur n’en était pas dupe. Il venait de m’apprendre au contraire quelle place infime était la mienne (quand j’étais jugé du dehors, objectivement, par le connaisseur le mieux disposé et le plus intelligent). Je me sentais consterné, réduit ; et mon esprit comme un fluide qui n’a de dimensions que celles du vase qu’on lui fournit, de même qu’il s’était dilaté jadis à remplir les capacités immenses du génie, contracté maintenant, tenait tout entier dans la médiocrité étroite où M. de Norpois l’avait soudain enfermé et restreint.

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard.

David Farreny, 4 mars 2016
sexe

Attraction, pulsions, frictions, érections, tout cela se passait dans la nuit du corps, et sans trop qu’on y prît part.

Comment ces chairs frisées, roses ou rouges, toutes baignées d’huile, ces peaux grenues ou fripées, ces béances, ces chaos, ces organisations qui évoquaient dans leur consistance et dans leurs couleurs une classe de mollusques, la sixième, qui eût échappé à la curiosité du capitaine Nemo, dans leur texture et dans leur symétrie, remontant peu à peu le cours des espèces, huîtres, coquillages, méduses, jusqu’aux espèces les plus anciennes, « littorines, turitelles, janthines, ovules, volutes… », et qui finalement proposaient à la caresse de la main, toujours surprenante, cette boule de poils soyeux comme un sporran qui semblait provenir, lui, d’un autre embranchement du règne animal, des mammifères sans doute, les plus récents dans l’évolution, comme née du devoir différé de dissimuler toutes ces peaux primitives et mal cousues, ou bien de la nécessité de protéger la masse viscérale et molle du sexe, comme une coquille protège un mollusque — si bien que les expressions populaires et même assez vulgaire de « moule » et de « chatte » résumaient assez bien le début et le terme de la phylogénèse de cet étrange organe, d’un côté le crustacé, le bivalve, l’huître en cela qu’elle perlait elle aussi, qu’elle sécrétait des perles d’eau, qu’elle en conservait même une, polie, nacrée, élastique et cachée sous la jointure des lèvres supérieures — de l’autre le petit félin domestique —, comment donc, pour couper court à ma rêverie mais surtout pour mettre fin à ma dévoration visuelle, à chercher jusqu’au fond du conduit couleur sang, capitonné, ondulant et annelé, l’origine de la vie —, je remontais jusqu’à vouloir discerner la cellule primitive, à la façon dont, à l’autre bout de l’échelle, l’astronome repère, au fond de l’infini, le point zéro du temps —, pouvaient-ils donc avoir été, tous ces ressorts physiologiques, simplement et mystérieusement physiologiques, depuis toujours, le fondement même de notre vie, de notre histoire et le foyer de ce feu formateur d’industries ingénieuses, de tout ce qu’on osait appeler, non sans orgueil, notre culture ?

Jean Clair, Les derniers jours, Gallimard, pp. 315-316.

Guillaume Colnot, 20 juin 2016
lâches

Tout acte de courage est le fait d’un déséquilibré. Les bêtes, normales par définition, sont toujours lâches, sauf quand elles se savent plus fortes, ce qui est la lâcheté même.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 955.

David Farreny, 7 mars 2024
été

Mais mon récit est un terrain vague sur lequel je ne sais que récolter les quelques lambeaux de ma mémoire. J’ai voulu mettre ma confiance en l’amour, moi aussi, et je suis comme un pauvre type, à l’aube, qui sort d’un casino où il a tout misé et tout perdu. Il fait froid. Je suis fatigué. Je ne possède plus rien qu’un corps éreinté, laminé, le vent souffle, je voudrais dormir mais le monde est trop bruyant. Je me souviens de l’été qui ne reviendra pas. Avoir été. Je n’ai plus qu’une chose : le récit de l’été, de l’avoir été, des lilas en fleurs et des roses, du seringat devant la fenêtre de la cuisine. Je le veux encore. Réciter, c’est-à-dire écrire sous la dictée du corps vieillissant, dont une partie se rebelle contre sa fin programmée. Comme un enfant de dix ans qui refuse de céder la place au vieillard, parce qu’il veut encore apprendre et découvrir les secrets que le monde prétend garder par devers lui. « En amour, nous ne nous rendons compte que trop tard, si un cœur ne nous était que prêté, ou nous était offert, ou bien alors sacrifié. »

On aura beau faire, on ira jusqu’à la fin. On traversera les temps inconnaissables et ceux qui remontent de la voix perdue à travers l’oubli et le désespoir. La clarinette et la flûte se croisent sans se reconnaître, comme les femmes pressées qui ont traversé notre existence : elles aussi se sont fanées, mais leurs derniers parfums sont les plus déchirants, appels désespérés et perdus dans les péripéties biologiques qui vont les étreindre et les terroriser.

Jérôme Vallet, « Terrain vague », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 19 mars 2024
journal

L’égotiste est un Narcisse jamais lassé de dire à son reflet : « Je t’ai assez vu ! ». Il lui faut même l’écrire. Obsédé par l’inspection de son nombril, il ne lui reste que l’écriture d’un journal intime, de confessions ou de mémoires. Il y peut faire des phrases, soigner quelques poses, réarranger les événements à son avantage, il y est malgré tout le délateur de soi-même. Véritable miroir d’une dépouille, les écrits intimes fournissent la preuve du peu d’existence de leur auteur. Afin de châtier son crime d’être né, condamné par lui-même aux travaux forcés du style, l’écrivain égotiste relate son agonie et s’enterre vivant sous des monceaux de phrases.

Frédéric Schiffter, « 28 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024

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