au-delà

Fiévreux, mal assuré sur mes jambes. Me rends au collège pour y rencontrer des parents et tenir, à midi, le premier conseil de la quatrième dont je suis le professeur principal. Jusqu’à trois heures que je rentre, je suis tout à la fois glacé et en nage. Me couche et lis Au-delà de notre voie lactée de B. Heidman.

Pierre Bergounioux, « jeudi 4 juin 1981 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 47.

David Farreny, 11 mars 2006
naturel

Après tout ce dont nous avons parlé, que nous avons senti ensemble pendant ces jours, il est bien naturel que je vous aime. Il faut restituer ce mot dans son ancienne grandeur : c’est pour cela que je le prononce ; de loin : parce que j’ai pris sur moi toute ma solitude ; de près : parce que ceux que j’aime m’aident infiniment à la supporter.

Rainer Maria Rilke, « 26 novembre 1907 », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 10.

David Farreny, 10 fév. 2007
hériter

Qui veut la mort de ces malheureux artistes que rien ne parvient plus à faire sortir de la misère, hormis le plus froid des monstres froids d’aujourd’hui, l’État, dont le soutien culturel a été l’un des spectacles les plus obscènes qu’il y ait eu à subir depuis une vingtaine d’années ? Personne. Et on souhaite encore moins leur martyre. On désirerait seulement qu’ils cessent de se dire artistes, comme avaient pu l’être Michel-Ange, Degas ou Giotto durant la période historique ; et qu’ils arrêtent de s’affirmer leurs héritiers (on connaît le couplet habituel de ces maîtres-chanteurs : « Ceux qui crachent sur mon œuvre sont les descendants de ceux qui crachaient sur Manet »). Pour désigner leurs activités dans l’espace Art, on ne saurait trop leur conseiller de trouver des mots nouveaux. L’inimitable style dans lequel ont été proposés les « emplois jeunes » de Martine Aubry pourrait les inspirer : on les verrait assez bien s’intitulant agents d’ambiance symbolique, coordinateurs-peinture ou médiateurs plasticiens. Mais la vérité est qu’ils n’entrent en art que comme on entrait en religion jadis : parce qu’on n’avait aucun espoir d’hériter de qui que ce soit. Le dépeuplement des campagnes, puis la montée du chômage, sont les causes prosaïquement désolantes et sociologiques de cette inflation d’artistes, après-guerre, tout enfiévrés de leur apostolat poético-magique venu de nulle part et transfiguré en mission créatrice. Encore les fameuses « Trente Glorieuses », où il y avait du travail pour presque tout le monde, nous ont-elles sans doute épargné quelques vocations artistiques supplémentaires, heureusement détournées en leur temps vers des professions plus honnêtes. Cette époque, hélas, est bien terminée. Sur le terreau de l’ « exclusion » et du chômage galopant, les artistes prolifèrent ; et ils se nourrissent en circuit fermé de toute cette misère dont ils sont les parasites.

Se sachant sans justification, ils tentent de se légitimer en affichant une bonté, une compassion, un dévouement aux intérêts des plus démunis par lesquels ils tentent de désarmer une hostilité qui grandit. C’est toujours quand on sort de l’Histoire qu’on invoque la morale, par laquelle on espère encore donner au présent une apparence d’éternité.

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, pp. 77-78.

David Farreny, 19 janv. 2008
pulsions

Bien entendu, les différentes cartes ne coïncident pas. Celle de la Pléiade, par exemple, indique deux Pylos, Pylos des Sables, en Triphylie, à peu près à l’emplacement de Loutra Kaïafa où nous nous sommes baignés, et Pylos de Messénie, beaucoup plus au sud, sur le site du Pylos où se trouvent, d’après le Guide bleu, les vestiges du palais de Nestor. Mais l’index ne signale qu’un seul Pylos, « ville de Triphylie, royaume de Nestor ». C’est à devenir fou, de l’espèce de folie où me plonge le Larousse quand ses divers articles se contredisent (parce qu’ils n’ont pas été rédigés par les mêmes rédacteurs, parce que les historiens ne sont pas d’accord, parce que les limites des provinces ont changé, parce que les mêmes noms ne recouvrent pas d’un siècle à l’autre ou d’une décennie à l’autre les mêmes régions, parce que les diverses divisions administratives, départements, provinces, régions, nomes, diocèses, “pays”, comtés, cantons, ne se recoupent pas, parce qu’un correcteur était distrait et surtout, surtout parce que la réalité est trop complexe pour nos pulsions classificatoires, pour nos taxinomies désespérées, pour notre besoin d’ordre, pour notre manque de temps, pour le sommeil qui nous vient et les insomnies qui nous guettent.

[Interruption : courses. W. est à un cocktail au Grand Palais. Nous devons dîner ici. Il y a une soirée chez une fille américaine que je ne connais pas, rue des Saints-Pères.]

Les livres ne coïncident pas avec le monde, et réciproquement. Les livres ne coïncident pas entre eux. Les pages d’un même livre se contredisent. Ce qui reste à expliquer, c’est pourquoi le vertige qui en résulte, ce vacillement, cette perte sont profondément jouissifs.

Renaud Camus, « vendredi 22 octobre 1976 », Journal de « Travers » (2), Fayard, pp. 1134-1135.

David Farreny, 17 fév. 2008
s’ennuyant

Tu redoutais l’ennui solitaire, et l’ennui à plusieurs. Mais tu redoutais plus que tout l’ennui à deux, en face à face. Tu n’attribuais aucune vertu à ces moments d’attente sans enjeu perceptible. Tu jugeais que seules l’action et la pensée, qui en semblaient absentes, portaient ta vie. Tu sous-estimais la valeur de la passivité, qui n’est pas l’art de plaire mais de se placer. Être au bon moment au bon endroit exige d’accepter le long ennui des mauvais instants, passés dans des lieux gris. Ton impatience t’a privé de cet art de réussir en s’ennuyant.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 98.

Cécile Carret, 22 mars 2008
peut

L’éducation est une chose admirable, mais il convient de se rappeler de temps à autre que rien de ce qui vaut d’être connu ne peut s’enseigner.

Oscar Wilde, « Quelques maximes pour l’instruction des personnes trop instruites », La vérité des masques, Rivages.

David Farreny, 4 déc. 2012
socle

Ou bien la compagne de l’artiste est seule à aimer, à comprendre et à défendre l’œuvre de celui-ci, que le monde ignore ; ou bien, elle est seule à savoir sur quel socle lézardé de mesquineries, de hontes et de frustrations s’élève cette œuvre que le monde admire.

Éric Chevillard, « vendredi 28 juin 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 28 juin 2013
quand

On n’a qu’une vie, j’ai bien compris, mais elle commence quand ?

Éric Chevillard, « samedi 13 septembre 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 13 sept. 2014
paisible

Souvenir récurrent. Mon ami A. en phase palliative alors que nous buvons un verre sur sa terrasse à la campagne : « On aimerait bien que ça dure encore un peu ! » Le jardin immobile baignait dans une paisible lumière.

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 27.

David Farreny, 8 oct. 2014
moraines

How little there has remained in me of my native country, constate le chroniqueur en passant en revue les rares souvenirs qui lui sont restés et qui suffisent à peine à rédiger la nécrologie d’un garçon disparu. La crinière d’un lion prussien, une bonne d’enfant prussienne, des cariatides portant la sphère terrestre sur leurs épaules, les bruits mystérieux de la circulation et les coups de klaxons remontant de la Lietzenburgerstrasse jusque dans l’appartement, le crissement de la conduite de chauffage central derrière le papier peint, dans le coin sombre où l’on devait se tenir face au mur lorsqu’on était puni, l’odeur infecte de l’eau de lessive dans la buanderie, un jeu de bille dans un espace vert à Charlottenburg, le café de malt, le chou-rave, l’huile de foie de morue et les bonbons à la framboise qu’il était défendu de prendre dans la boîte en argent de grand-maman Antonina — n’étaient-ce que des phantasmes, des fictions totalement inconsistantes ? Les sièges de cuir dans la Buick de grand-papa, l’arrêt de bus Hasensprung dans le Grunewald, la côte de la Baltique, Heringsdorf, une dune de sable entourée de pur néant, the sunlight and how it fell… Lorsque quelque fragment de cette sorte émerge des profondeurs par suite d’un glissement dans la vie de l’âme, on pense toujours qu’on va pouvoir se rappeler. Mais en réalité, on ne se rappelle évidemment pas. Trop d’édifices se sont écroulés, trop de gravats se sont accumulés, insurmontables sont les dépôts sédimentaires et les moraines.

Winfried Georg Sebald, Les anneaux de Saturne, Actes Sud, pp. 208-209.

David Farreny, 29 janv. 2015
signes

Il est incontestable qu’à passer sans cesse, comme je le fais en ce moment, de Proust, ou Baudelaire, ou Hugo, ou Balzac, à ce qu’on appelle encore le texte moderne, celui des autres ou celui que j’écris, c’est l’insoutenable laideur, la balourdise, l’opacité du second qui apparaît par comparaison. Ce genre de textes ne me paraît plus véhiculer aucune vérité. C’est même l’amputation de toute vérité dont il est l’incarnation. Les mots y sont castrés de toute violence et de toute pensée. Pire encore : sont devenus incapables de penser cette castration qui est aussi celle de l’époque. Ils resteront comme des traces innommables du chaos, des graffitis de chiottes, des signes pour sociologues du futur, rien de plus.

Philippe Muray, « 1er octobre 1980 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 94.

David Farreny, 2 mars 2015
devenir

Tiens ? Il y a longtemps que je n’ai pas vu dans le quartier cette très vieille femme incroyablement maigre et boiteuse qui toussait tout le temps. Qu’a-t-elle bien pu devenir ?

Éric Chevillard, « mardi 13 décembre 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024

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