Quand la vérité n’a pas grand intérêt, le mensonge est légitime.
Philippe Jaenada, La grande à bouche molle, Julliard, p. 57.
De chaque voyage, même très court, je reviens comme d’un sommeil entrecoupé de rêves — une torpeur confuse, toutes mes sensations collées les unes aux autres, saoul de ce que j’ai vu.
Pour connaître le repos, il me manque la santé de l’âme. Pour le mouvement, il me manque quelque chose qui se trouve entre l’âme et le corps ; ce qui se dérobe à moi, ce ne sont pas les gestes, mais l’envie de les faire.
Il m’est arrivé bien souvent de vouloir traverser le fleuve, ces dix minutes qui séparent le Terreiro do Paço de Cacilhas. Et j’ai presque toujours été intimidé par tout ce monde, par moi-même et par mon projet. J’y suis allé quelquefois, toujours oppressé, ne posant réellement le pied sur le sol que sur la terre ferme du retour.
Lorsqu’on ressent trop vivement, le Tage est un Atlantique innombrable, et la rive d’en face un autre continent, voire un autre univers.
Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 147.
À un certain degré de détachement ou de clairvoyance, l’histoire n’a plus cours, l’homme même cesse de compter : rompre avec les apparences, c’est vaincre l’action et les illusions qui en découlent. Quand on s’appesantit sur la misère essentielle des êtres, on ne s’arrête pas à celle qui résulte des inégalités sociales, ni on ne s’efforce d’y remédier.
Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 34.
La vie est ainsi faite que, pour la supporter, il faut de temps en temps la déposer, reprendre un peu haleine, et comme se restaurer d’un léger avant-goût de la mort.
Giacomo Leopardi, « Cantique du coq sauvage », Petites œuvres morales, Allia, p. 177.
Le bouleversement de l’émotion était passé à l’allure d’un train rapide sur ceux qui étaient restés, et qui gisaient recroquevillés entre les bancs polis comme des mutilés entre les rails.
Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 51.
Ce que nous tentâmes de faire, en quittant notamment la cafétéria pour déboucher, au-dessus, dans le restaurant, où nous circulâmes entre des sièges violets recouverts de bagages, de gens lisant les mêmes magazines, d’enfants que leurs parents tentaient d’y maintenir à l’état de repos, avant de déboucher sur le pont numéro sept, où nous découvrîmes une minuscule piscine circulaire, bâchée, au bord de laquelle, en lui tournant le dos, d’aucuns avaient trouvé là encore le moyen de s’asseoir, nouvelle scène, donc, de suroccupation de l’espace, se déroulant en anneau cette fois, mais toujours immobile, c’était la loi du genre.
Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 90.
Et le temps durait. Ce n’était pas l’affaire d’une heure ou d’un jour, mais, comme dans les contes d’endormissement, une extension pour ainsi dire infinie d’une temporalité homogène, identique à elle-même, au sein de laquelle nul instant ne se différenciait.
À l’infinitude d’une durée dont le seul avenir ne pouvait être qu’une vacance toujours plus vaste, répondait mon entière passivité, plus pleine d’elle-même, dans sa disponibilité vidée de projets, plus paisible et plus grave à mesure que l’angoisse en moi se desserrait. Ce fut comme une immense maturation du cœur dans l’absorption d’une constante contemplation du vide et de sa blancheur. Je ne formulais pas de théorie. Je ne cherchais pas à penser mon expérience à la lumière d’un système. Simplement, je coïncidais avec un état que la lente et irrésistible annihilation de mon univers entretenait en moi d’une façon continue.
Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 68-69.
Le compas a peut-être de la compassion pour tout ce qu’il entoure, mais sa pointe est douloureusement fichée dans mon nombril.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 164.
Une dernière question : Georges Lukács n’a-t-il jamais, au grand jamais, envisagé que, quand la justice sociale sera enfin établie, quand chacun travaillera dans la dignité sans plus être exploité, sera pourvu selon ses besoins, etc., alors, comme l’écrit une adepte de Schopenhauer, Janine Worms, « tout écran aboli devant la catastrophe de notre condition, les “heureux” se battront pour une place à l’asile » ?
Roland Jaccard, « Les idoles du néant », La tentation nihiliste, P.U.F., p. 90.
La noblesse humaine est l’œuvre que le temps cisèle parfois dans notre ignominie quotidienne.
Nicolás Gómez Dávila, Scolies à un texte implicite, p. 65.