Horrible est cette aisance qui nous prend en présence de ceux qui nous aiment, et que l’on sait qu’on n’aimera pas (enfin : pas comme ils le souhaiteraient). Comme nous sommes drôles ! Comme nous sommes brillants ! Comme nous sommes imprévisibles et irrésistibles ! Comme nous sommes libres ! Et comme la moindre de nos paroles et le plus quelconque de nos gestes les enfoncent plus profond dans leur amour de nous, et resserrent les liens de leur captivité !
Renaud Camus, « lundi 6 octobre 1997 », Derniers jours. Journal 1997, Fayard, p. 299.
Il n’est pas aujourd’hui, dans la commune, un habitant sur dix pour y avoir vu le jour. Cette banlieue n’est plus offerte qu’au sommeil. On s’y presse de très loin pour y dormir la vie.
Renaud Camus, L’élégie de Chamalières, P.O.L., p. 66.
L’être, un souvenir seulement ; approximatif, fragmentaire, difficilement suscité. L’homme (ce qu’il en reste), un rideau, un mince rideau.
Les rapports avec l’entourage seront pénibles.
Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1172.
Le gouvernement romain devenait tous les jours plus odieux à ses sujets accablés, et moins redoutable à ses ennemis. Les taxes se multipliaient avec les malheurs publics ; l’économie était plus négligée à mesure qu’elle devenait plus nécessaire ; l’injustice des riches faisait retomber sur le peuple tout le poids d’un fardeau inégalement partagé, et détournait à leur profit tout l’avantage des décharges qui auraient pu quelquefois soulager sa misère. L’inquisition sévère qui confisquait leurs biens et exposait souvent leurs personnes aux tortures décidait les sujets de Valentinien à préférer la tyrannie moins compliquée des Barbares, à se réfugier dans les bois et dans les montagnes, ou à embrasser l’état avilissant de la domesticité mercenaire. Ils rejetaient avec horreur le nom de citoyen romain, autrefois l’objet de l’ambition générale.
Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain d’Occident, Seuil, p. 212.
Hélène aura toussé pendant plus de quinze ans. Force du thorax. Huit années à appeler la mort…
« Donne-moi ta petite main… » Le besoin profond de tenir ma main pour vivre, pour se ramasser. Beaucoup plus qu’un geste d’amour ; sous un dehors léger, amical, un impératif.
Comme dans les derniers mois, doucement, elle battait l’air de ses mains, de bas en haut, comme, pour surnager, font les jeunes chiens.
Cette nuit, après avoir sangloté, j’ai eu un mot digne de Jules Renard : « Ça va me faire bien dormir. » (L’égoïsme pur.)
Paul Morand, « 18 mars 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 471.
Fausses beautés qui tant troublèrent notre chair
fausses beautés qui tant, un jour, nous furent chères
pénélopes usées, juliettes avachies
— aviez-vous eu pitié du voyageur ? A-t-il
eu pitié de vos chairs molles et misérables
ô mal-aimées ? flottant sur l’eau comme des algues
sœurs des brouillards verdâtres et des fanaux douteux
— vies sans importance !
— parapluies oubliés !
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 60.
Le vieillissement des oncles, leur lent au-revoir.
Ce lent effacement des visages glorieux, cette longue distillation du changement dans les traits.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 109.
La Providence, pensa-t-il, ne peut à ce point se jouer d’un homme.
Il s’installa dans cette idée, il en fit amèrement le tour. Il y goûta une sorte de satisfaction, un réconfort aride, comme les enfants qu’on a punis en ne leur ouvrant pas la porte et qui au lieu de s’abriter restent sous la pluie avec des yeux ivres, sautent à pieds joints dans les flaques, se crottent en pleurant, et leurs larmes alors sont du vin. Il se vit dans ce petit enfant ne méritant pas un tel sort et s’en exaltant.
Pierre Michon, « Fie-toi à ce signe », Maîtres et serviteurs, Verdier, p. 104.
Le partage final n’est pas entre homos et ceux que ceux-ci appellent hétéros (être un hétéro, c’est être quelqu’un qui accepte que les homos le baptisent, ce qui est tout de même assez gratiné). Il est entre ceux qui demandent l’enfant et ceux qui le refusent. La majorité des homos demandent l’enfant.
Philippe Muray, « 30 juin 1985 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 556.