Création

Nous sommes plongés dans l’aventure de la Création, exploit des plus redoutables, sans « fins morales », et peut-être sans signification ; et quoique l’idée et l’initiative en reviennent à Dieu, nous ne saurions lui en vouloir, tant est grand à nos yeux son prestige de premier coupable. En faisant de nous ses complices, il nous associa à cet immense mouvement de solidarité dans le mal, qui soutient et affermit la confusion universelle.

Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 28.

Guillaume Colnot, 11 juin 2004
éminentes

Alors que le silence, quand il est fait des mots amers qu’on a tus, les larmes ravalées, l’absence pratiquée dès le temps qu’on est présent au monde parce qu’on y fut contraint et forcé, c’est le contraire. On en tient compte. On n’agit pas comme on ferait si cela n’avait pas été, n’était plus. C’est pour ça que l’air, la lumière ne sont pas, comme on croit, inhabités, vides mais, parfois, par endroits, vibrants, vivants, chargés de présences éminentes.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 65.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
endroit

Parler est un endroit étrange.

Renaud Camus, « mardi 10 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 465.

Élisabeth Mazeron, 17 déc. 2005
obscur

J’ai remarqué que les femmes qui observent les choses de près mettent les hommes mal à l’aise. À propos de Mme de Staël, Schiller écrit à Goethe : « Elle veut tout expliquer, comprendre, mesurer, elle n’accepte rien d’obscur ni d’insondable et pour elle rien n’existe qui ne puisse être éclairé par sa torche. » Et il conclut : « Elle n’a pas le moindre sens de ce que nous appelons poésie. »

Alberto Manguel, Journal d’un lecteur, Actes Sud, p. 197.

David Farreny, 13 janv. 2007
vérins

Beau temps calme, de fin d’été. Il me semble me souvenir de jours semblables, au jardin du Breuil, dans le temps pur, comme étale, des premières années. J’écris toute la matinée, reprends en milieu d’après-midi. J’évoque, très mal, la marche des forêts, la joie sourde, triomphante qu’on éprouve à voir, à toucher les lourds engins de terrassement arrêtés sur la brande. Avec leurs chenilles, leurs roues crantées, leurs vérins au poli de miroir, leurs organes d’acier, ils sont enfin à la hauteur du vieux monde écrasant. C’est à armes égales que l’on affronte enfin, avec eux, l’inclémence des hauteurs, la brande, le rocher. Mais alors on n’a plus de raison de s’y tenir. Elles sont livrées aux arbres, comme à l’origine. Le futur, c’est le passé.

Pierre Bergounioux, « mardi 16 août 1994 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 461.

David Farreny, 12 déc. 2007
traces

Mais si les mots paraissent vivre lorsqu’on projette le film sémantique ou morphologique, ils ne vont pas jusqu’à constituer des phrases ; ils ne sont que les traces du passage des phrases, comme les routes ne sont que les traces du passage des pèlerins ou des caravanes.

Jean-Paul Sartre, « Liberté et facticité : la situation », L’être et le néant, Gallimard, p. 573.

David Farreny, 11 nov. 2008
flegme

S’en vont dans la foule dense au masque inquiet, tragique. La foule qui manque de fric.

Une église lourde, séculaire, majestueuse, indifférente, dresse la puissance de ses hautes colonnes, de ses porches noircis de mystère. Étrange témoin placide, à peine touché par les flashes affolés. Tranquillement appesanti dans le flegme des pierres.

Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 51.

Cécile Carret, 18 mars 2010
ciment

Dans les maisons sans sous-sol, malgré carreaux et tapis, les jambes sentent qu’elles s’appuient sur la terre, l’humidité traverse tout, les jambes se soudent aux genoux, ennui du ciment.

Paul Morand, « 18 mars 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 38.

David Farreny, 7 août 2010
juxtaposition

« Un chien porte déjà en soi un destin individuel et une représentation du monde, mais son drame a quelque chose d’indifférencié, il n’est ni historique ni véritablement narratif, et je crois que j’en ai à peu près fini avec le monde comme narration — le monde des romans et des films, le monde de la musique aussi. Je ne m’intéresse plus qu’au monde comme juxtaposition — celui de la poésie, de la peinture. Vous prenez un peu plus de pot-au-feu ? »

Jed déclina l’offre. Houellebecq sortit du réfrigérateur un saint-nectaire et un époisses, coupa des tranches de pain, déboucha une nouvelle bouteille de chablis.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, pp. 258-259.

David Farreny, 16 sept. 2010
réponse

La réponse n’est pas hors du texte ou dans le texte. Elle est le texte.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 95.

David Farreny, 24 mars 2012
lessives

Paysage ravissant parcouru de canaux innombrables, surélevés et invisibles. Des voiliers en régate ou de grosses barques de pêche y naviguent. Leurs coques sont cachées par les talus latéraux, on aperçoit les voiles rouges, noires et blanches qui passent en plein champ à mi-hauteur des arbres et des clochers et décorent les prés comme d’immenses lessives.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 39.

Cécile Carret, 17 juin 2012
émerillonné

De courir derrière son petit frère, à cause des parents, ça l’avait rendue méchante. Au début elle avait été éperdument essoufflée.

– Viens là, viens tout de suite !

Il courait devant, l’œil rond et la fossette creusée, tout émerillonné, avec la jouissance sadique des évasions enfantines.

À la fin elle était devenue la chef. À force. Parce qu’il avait bien voulu ; c’est comme ça grandir, au bout d’un moment comme une viande attendrie on veut bien faire ce qu’on nous demande.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 91.

Cécile Carret, 23 sept. 2013
lâche

Nul ne serait donc suffisamment lâche pour ne jamais mourir ?

Éric Chevillard, « samedi 30 mars 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 13 avr. 2024

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