La vie : vous croyez n’être pas encore tout à fait, et tout d’un coup vous vous apercevez que vous n’êtes plus entièrement, déjà. Le seul moyen d’habiter cet entre-deux s’appelle sans doute la poésie.
Renaud Camus, « dimanche 14 mars 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 76.
Les familles en général, et les mères en particulier, sont très souvent, je le crois, ce qui nous rappelle à la tristesse fondamentale d’exister, à ce vieux fond de malheur dont elles sont le creuset, à ce mélange de peur, de respect, de rancune, de culpabilité qu’elles nous imposent comme une ur-Suppe définitive. Je comprends les fils indignes qui tirent un trait sur tout cela, qui bâtissent un mur, qui se rendent aveugles et sourds, qui mettent des centaines ou des milliers de kilomètres entre eux et la menace de cette glu de désolation où la famille veut les rouler, ou bien les roule sans le vouloir, par simple malédiction de structure. Je les comprends, mais je ne suis pas prêt à les imiter. Et certainement ne le serai jamais : il est trop tard.
Renaud Camus, « dimanche 2 janvier 2000 », K. 310. Journal 2000, P.O.L., pp. 12-13.
Toute autorité suppose l’assentiment de ceux qui la subissent, même si elle ne repose pas sur la démocratie. « Je suis leur chef, il faut bien que je les suive », disait un officier français, se faisant inconsciemment l’écho de Burke : « Ceux qui prétendent mener doivent, dans une large mesure, suivre. Ils doivent conformer leurs propositions au goût, au talent et au caractère de ceux qu’ils veulent commander. » Un ambassadeur français s’extasiait devant l’aisance avec laquelle Catherine la Grande se faisait obéir. Elle rit : « Je me renseigne pour savoir ce qu’ils ont envie de faire, et ensuite je le leur ordonne. »
Vladimir Volkoff, Pourquoi je suis moyennement démocrate, Le Rocher, p. 86.
Mon orgueil et mon délaissement étaient tels, à l’époque, que je souhaitais être mort ou requis par toute la terre.
Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, p. 141.
Un signe de vieillissement que je remarque depuis assez longtemps : mes oreilles s’agrandissent. L’homme montre, en prenant de l’âge qu’il n’est qu’un âne.
Pierre Drieu La Rochelle, « Journal 1944-1945 : 1er février », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 81.
L’étrange était rarement dû à la nature, le hêtre à deux troncs poussés l’un dans l’autre dans la forêt proche ou les racines d’un autre hêtre qui formaient un siège exactement adapté à ma taille ne me surprenaient pas. Mais l’étrange qui vous creusait le dos et forçait à redresser les épaules était presque toujours lié à quelqu’un ou à quelque chose ; ainsi, l’escarpolette installée entre les deux chambres d’enfants au linteau laqué de blanc de la porte de séparation me paraissait le sommet du grotesque. On imaginait l’enfant assis sur sa planchette et qui venait se cogner la tête au plafond. Rien de plus absurde que cet objet du dehors qu’on retrouvait, tout à coup, dedans, cela me faisait autant frémir, d’une espèce de gêne physique, qu’une bicyclette sur un balcon ou qu’un cintre accroché à une fenêtre.
Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 83.
C’est incontestable, on a parfois besoin d’autrui. Je n’aurais jamais réussi à m’ennuyer comme ça tout seul.
Éric Chevillard, « mardi 21 mai 2013 », L’autofictif. 🔗
À peine levé, le soleil a replongé dans la poix. Soleil noir de la putréfaction : il réapparaît quelques instants plus tard, la partie basse de son disque maculée d’un goudron dont il se dégage avec peine et ne retrouve de sa superbe qu’au moment où l’avion dégringole vers Roissy. On s’agite, on s’habille, on se lève. Le culte est fini, on va regagner la terre. À la sortie, le stewart, en habit bleu chamarré d’or, donnera à chacun sa bénédiction.
Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 148.
Feu de bois, sois mon chat ; étends-toi sur moi.
Gratte ta gorge et gronde et fredonne.
Tantôt tu bouscules dans les coins cachés les ombres qui font peur.
Tantôt tu roules et tu détends ton ventre fourré d’ambre
Où les mains te taquinent. Allonge ton corps languide et ronronne.
Ou bien arque ton dos, les yeux remplis de lueurs d’or,
Effraye-toi, aie peur de moi et de ma chambre qui bat les secondes.
Nous pourrions être seuls, plus que nous le sommes, mais jamais étrangers.
Nous sommes armés contre tous les dangers.
Bondis sur le silence, bondis sur la souris
Des menus chagrins, trop fine et trop lustrée.
Chasse de chez moi les brisures de rêves
En roulant du fond de ta gorge ton tambour de guerre
Arque, crache, fouis ; mais ne bondis pas sans me le dire
Sur le matin au ciel de plumes tigrées
Car j’aime toujours les jeunes vents bleus ; car toujours
Le matin je nourris de ma fenêtre la grive musicienne.
Mais à qui écrire ? Personne en vue. Et pas d’enveloppe, pas de papier à lettres. J’ai quand même expédié ma première missive, je l’ai pliée en petit bateau, j’ai collé le timbre dessus et j’ai écrit : « Au premier qui la ramassera. » Ne restait plus qu’à ouvrir le vasistas et à la jeter, comme dans une boîte aux lettres.
Voilà comment cela s’est passé. Avec mon coauteur, la vodka, nous nous sommes peu à peu pris de passion pour la chose épistolaire.
Sigismund Krzyzanowski, Rue Involontaire, Verdier, p. 14.