prétexte

Certains s’abandonnent sans nourriture sur un radeau solitaire ; d’autres vont chercher l’isolement dans la montagne, exposés aux bêtes féroces, au froid et à la pluie. Pendant des jours, des semaines ou des mois selon le cas, ils se privent de nourriture : n’absorbant que des produits grossiers, ou jeûnant pendant de longues périodes, aggravant même leur délabrement physiologique par l’usage d’émétiques. Tout est prétexte à provoquer l’au-delà : bains glacés et prolongés, mutilations volontaires d’une ou de plusieurs phalanges, déchirement des aponévroses par l’insertion, sous les muscles dorsaux, de chevilles pointues attachées par des cordes à de lourds fardeaux qu’on essaye de traîner. Quand même ils n’en viennent pas à de telles extrémités, au moins s’épuisent-ils dans des travaux gratuits : épilage du corps poil par poil, ou encore de branchages de sapin jusqu’à ce qu’ils soient débarrassés de toutes leurs aiguilles ; évidement de blocs de pierre.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 38.

David Farreny, 29 nov. 2003
vomir

Me réjouir ? Vomir ?

Witold Gombrowicz, Cosmos, Denoël, p. 96.

David Farreny, 15 fév. 2004
facile

À mesure que l’art s’enfonce dans l’impasse, les artistes se multiplient. Cette anomalie cesse d’en être une, si l’on songe que l’art, en voie d’épuisement, est devenu à la fois impossible et facile.

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 64.

David Farreny, 13 oct. 2006
temps

les brouillards de la Mer du Nord viennent nous refroidir

alors nous nous levons dans nos corps en attente

et sortons nos crânes pourris de leurs vieilles soupentes

pour les lancer sur le pavé de la ville endormie

il y a dans cet air comme une odeur de brasserie

comme si le fumet des germoirs partout dans la ville

se répandait ce soir pour regonfler nos nerfs débiles

et nous faire entrevoir des plaisirs à n’en plus finir

vers les trois ou quatre heures du matin un pauvre bougre

ira pisser sur ses souliers en regardant comment

la lune étend son sang dans la nuit qui s’entrouvre

au cri perçant du premier merle enroué mais ne ment-

il pas ? est-ce vraiment le jour qui là-bas monte et bouge ?

ah ! quelle horreur ce temps qui tourne inexorablement !

William Cliff, Autobiographie, La Différence, p. 101.

David Farreny, 20 déc. 2009
solde

Ce serait bien s’il y avait moyen de se tirer soi-même d’emblée de soi-même. Mais on n’accède à notre âge, à notre être de raison qu’après avoir traversé l’épaisseur, la douleur de l’antique illusion. On s’est cru d’abord différent, dénaturé, pire qu’un scorpion, qu’une raie torpille car on ne les voit pas, eux, désespérer de leurs dards, accus, se frapper à la nuque, se consumer dans l’éclair d’un arc électrique.

Nous si. Nous, on peut. Il vient un moment où on va le vouloir et peut-être que ce moment, aussi, est nécessaire. C’est la quittance à verser au vieux sang, le tribut que la veille duperie réclame pour solde de tout compte.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 50-51.

Élisabeth Mazeron, 8 juin 2010
tapotant

Le son particulier que produit la matière dépend de la nature de la cohérence qu’elle possède ; et ces différences spécifiques ont aussi une connexion avec l’acuité et gravité du son. […] Pour ce qui concerne le premier point, les métaux, par exemple, ont leur timbre spécifique déterminé, comme un timbre d’argent et un timbre de bronze. Des bâtons de même épaisseur et de même longueur, mais de matière différente, donnent des sons différents ; l’os de baleine donne un la, l’étain un si, l’argent un dans l’octave supérieure, des felles de Cologne un mi, le cuivre un sol, le verre un do dans une octave encore plus haute, le bois de sapin un ut dièse, etc., ainsi que Chladni en a fait l’observation. Ritter — je me rappelle — a fait de nombreuses recherches sur le son des diverses parties de la tête, pour savoir où elle sonnait plus creux, et, en tapotant ses divers os, il a trouvé une diversité de sons, qu’il a ordonnée, selon une échelle déterminée. Il y a ainsi aussi des têtes tout entières qui sonnent creux ; mais cette dernière façon de sonner creux n’entra pas alors en ligne de compte. Pourtant, la question se poserait de savoir si les diverses têtes de ceux que l’on appelle des têtes creuses ne sonnent pas effectivement plus creux.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 436.

David Farreny, 28 fév. 2011
souvenir

C’est un peu comme si, la mort nous attendant dans l’escalier, il fallait vite trouver ce qui va constituer un souvenir de la vie dans l’éternité de la planche.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 20.

David Farreny, 24 mars 2012
estafette

Esti, à onze heures du matin, dormait encore à poings fermés sur le divan où ses logeurs avaient coutume de faire son lit.

Quelqu’un le toucha. Il ouvrit les yeux.

Du monde qu’il avait perdu dans son sommeil, tout d’abord il n’aperçut que la silhouette maussade qui était assise au bord de son divan.

— Je t’ai réveillé ?

— Pas du tout.

— J’ai écrit un poème, dit Sàrkàny, telle une estafette excitée arrivant d’une autre planète. Tu veux l’entendre ?

Mais il n’attendit pas la réponse, il lisait déjà, à toute vitesse :

« La lune, elle s’évanouit, dame aérienne,

Elle embrasse la sauvage nuit nègre,

Elle a bu du champagne… »

— C’est beau, murmura Esti.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 87.

Cécile Carret, 28 août 2012
cela

— Est-ce que ta mère est vivante ?

— Elle est morte, elle avait vingt-trois ans, elle a rempli de glace un petit pain, qu’elle a mangé d’un coup. C’est cela qui l’a tuée. J’ai une marâtre.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 65.

Cécile Carret, 12 juin 2013
clairière

Ni l’étude ni la sagesse ni le comble de l’art ne forment rien qui approcherait cet idéal atteint sans effort du simple fait d’être une petite fille.

Attention : je ne parle pas ici de Lolita. Je parle des petites filles, des pré-nymphettes dont le corps grêle et rond est encore dans le cocon des limbes, et qui sont si belles justement de ne pas prêter le flanc au désir, de n’être pas saccagées déjà virtuellement par le désir, de n’être pas des objets de convoitise ni davantage des corps défendant, point enfermées du coup dans la minuscule cellule du désir masculin à l’imagination si pauvre, si pauvre, qu’on dirait l’homme mû toujours par son pas militaire et que nul amour ne résiste bien longtemps à ce pilonnage répétitif supposé représenter le couronnement ou l’acmé de la rencontre entre deux êtres.

Une petite fille ! Voilà vers quel état, quelle réalisation de soi il faudrait tendre, tous autant que nous sommes : devenir des petites filles. Avec cet entrechat si particulier qui leur vient à toutes – mais d’où ? mais comment ? – quand elles courent, et que je n’ai jamais vu un garçonnet exécuter spontanément. Avec ces visages que rien ne dépare, ni la varicelle ni le rhume ni la colère ni les pleurs. Et le sommeil sur elles comme la paix sur le monde. Et le rire entier, qui prend tout leur visage – et leurs cheveux rient aussi. Aucune espèce de vulgarité ne les touche ; même quand leurs parents n’en manquent pas, elle ne les affecte en rien, les petites filles passent au travers leurs membres frêles. Elles vivent dans la clairière. Même sérieuses, appliquées, volontaires, elles ont ce menton minuscule. […] Tout ce que l’homme ingénieux et savant a bâti, rapporté à ce qu’elles sont, ne peut nous inspirer que du remords. Tout est dépravation qui n’est plus la petite fille, tout gâchis, désastre, folie, abjection.

Et voilà que ce qui était d’emblée l’accomplissement même va se défaire inexorablement !

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 106.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
su

Peut-être que tout ce que j’écris, tout le monde l’a toujours su, et sagement jugé qu’il était inutile de le dire parce que ça n’empêcherait pas que ça soit. Sûrement. Mais est-ce que la Littérature ne consiste pas à décrire l’intolérable, c’est-à-dire ce qui va de soi ?

Philippe Muray, « 5 août 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 131.

David Farreny, 4 mars 2016

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