conscience

Il n’y a pas que le soleil qui ne se puisse regarder en face, ni la mort : il y a aussi le malheur, le vrai malheur de l’univers, celui que l’on prend soin, par prudence, par pitié, par politique ou par résignation, de cacher à nos yeux, à nos intelligences et à nos cœurs, justement parce que nous n’aurions pas la force, juge-t-on (et c’est sans aucun doute à juste titre), d’en contempler la profondeur, d’en imaginer seulement la noirceur sans écho. Dans toutes ces institutions, si nombreuses en Lozère, où sont recueillis les plus mal armés à vivre de nos semblables, il se prodigue sans doute beaucoup de gentillesse, on veut le croire, de douceur, de patience, de compétence professionnelle et d’humanité. Mais rien de tout cela n’est suffisant, à de certaines heures, pour empêcher le malheur, la souffrance, et la trop claire conscience de la réalité de l’horreur, de s’échapper des maisons fortes où l’on tâche de les contenir, et de ramper dans les vallées profondes, entre les feuilles, sur les plateaux, le long des routes, comme un brouillard qui ravage l’âme, et qui la laisse pantelante de peur, d’impuissance et de mépris d’elle-même, pour son aveuglement volontaire.

Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 106.

Guillaume Colnot, 8 mars 2004
délibérer

Ce que je veux dire, c’est qu’ils étaient hommes, et femmes, à délibérer en compagnie de la douleur, à la tenir, comme le reste, en respect.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 29.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
étonnement

Nous portons toute la misère du monde

les pires injustices toutes les

atrocités sont en nous

elles sont au monde parce qu’elles

sont en nous et je ne comprends

pas que cela constitue

un sujet d’étonnement

Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 57.

Élisabeth Mazeron, 23 juin 2006
enfance

Une aube pâle suintait par les stores entrouverts, et moi, en traçant ainsi le bilan de mon existence, je rougissais et je poussais, dans les draps, des ricanements indécents, mais, j’éclatai soudain d’un rire animal, mécanique, un rire de pieds, comme si on m’avait chatouillé les talons et comme si ce n’était pas mon visage mais ma jambe qui riait. Il fallait en finir au plus vite, rompre avec l’enfance, prendre une décision et recommencer à zéro, il fallait faire quelque chose !

Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 21.

Cécile Carret, 23 avr. 2007
discerner

Malgré ce risque, ils procédaient de la même façon, allaient parmi les tristes, approfondissaient leur connaissance du désespoir, savaient peu à peu discerner le chagrin passager de la peine établie, la brouille du divorce, l’amer du quitté, la larme des pleurs, délaissaient les statues et traînaient dans les cafés, les jardins publics et les musées de peintres mineurs.

Le métro.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 169.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
exquis

La résistance du bois n’est pas la même selon l’endroit où l’on enfonce le clou : le bois n’est pas isotrope. Moi non plus ; j’ai mes «  points exquis  ». La carte de ces points, moi seul la connais, et c’est d’après elle que je me guide, évitant, recherchant ceci ou cela, selon des conduites extérieurement énigmatiques ; j’aimerais qu’on distribuât préventivement cette carte d’acupuncture morale à mes nouvelles connaissances (qui, au reste, pourraient l’utiliser aussi pour me faire souffrir davantage).

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 111.

Élisabeth Mazeron, 10 déc. 2009
placé

Dans ces déserts solitaires, des hommes cultivés auraient pu inventer toutes les théories et toutes les sciences, mais ils n’auraient pu élaborer cette partie de la théologie physique qui prouve à l’orgueil humain que la nature a tout préparé pour sa jouissance et son bien-être. Un orgueil bien caractéristique de notre époque, car l’homme trouve plus de satisfaction à l’idée qu’un être étranger a tout fait pour lui que dans la conscience que c’est lui qui a placé toute cette finalité dans la nature.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « jeudi 28 juillet 1796 », Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises, Jérôme Millon, p. 75.

David Farreny, 12 janv. 2011
lové

Enfin je suis chez moi, dans la pénombre, assis sur une chaise, la tête pendante, je sens mes lèvres humides effleurer mes genoux, ce n’est qu’ainsi que je peux faire la sieste. Quelquefois je reste là, enroulé sur moi-même jusqu’à minuit, je me réveille, je lève la tête, à l’endroit des genoux mon pantalon est trempé de salive tant j’étais replié, lové sur moi-même, comme un petit chat l’hiver, comme le bois d’un rocking-chair ; je peux m’offrir le luxe de m’abandonner car je ne suis jamais vraiment abandonné, je suis simplement seul pour pouvoir vivre dans une solitude peuplée de pensées, je suis un peu le Don Quichotte de l’infini et de l’éternité, et l’infini et l’éternité ont sans doute un faible pour les gens comme moi.

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 18.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
lié

L’étrange était rarement dû à la nature, le hêtre à deux troncs poussés l’un dans l’autre dans la forêt proche ou les racines d’un autre hêtre qui formaient un siège exactement adapté à ma taille ne me surprenaient pas. Mais l’étrange qui vous creusait le dos et forçait à redresser les épaules était presque toujours lié à quelqu’un ou à quelque chose ; ainsi, l’escarpolette installée entre les deux chambres d’enfants au linteau laqué de blanc de la porte de séparation me paraissait le sommet du grotesque. On imaginait l’enfant assis sur sa planchette et qui venait se cogner la tête au plafond. Rien de plus absurde que cet objet du dehors qu’on retrouvait, tout à coup, dedans, cela me faisait autant frémir, d’une espèce de gêne physique, qu’une bicyclette sur un balcon ou qu’un cintre accroché à une fenêtre.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 83.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
véritables

L’usage judicieux de l’euphémisme me semble être l’un des combles de l’élégance ; un petit bouclier gracieux, un signe de civilité, de douceur et d’ironie face à l’indicible qui plus qu’à son tour tente de nous saisir avec ses grandes pattes véritables.

Philippe Louche, « 20 février 2020 », Rien (ou presque). 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024

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