saigne

Ah ! nous n’hésitons pas, nous allons au plus bel hôtel de la ville. On nous sert un succulent repas, il y a des fleurs sur la table, de magnifiques bouquets de roses et de fuchsias qui s’épanouissent dans des cornets de verre ! Le garçon nous apporte une entrecôte qui saigne dans un lac de beurre ; le soleil se met de la fête, fait étinceler les couverts et les lames des couteaux, blute sa poudre d’or au travers des carafes, et, lutinant le pommard qui se balance doucement dans les verres, pique d’une étoile sanglante la nappe damassée.

Ô sainte joie des bâfres ! j’ai la bouche pleine, et Francis est soûl ! Le fumet des rôtis se mêle au parfum des fleurs, le pourpre des vins lutte d’éclat avec la rougeur des roses, le garçon qui nous sert a l’air d’un idiot, nous, nous avons l’air de goinfres, ça nous est bien égal. […] Nous sommes méconnaissables ; nos mines de faméliques rougeoient comme des trognes, nous braillons, le nez en l’air, nous allons à la dérive ! Nous parcourons ainsi toute la ville.

Joris-Karl Huysmans, Sac au dos, Ombres, p. 26.

David Farreny, 23 mars 2002
jeu

Nous nous sommes regardés un certain nombre de fois, par petits coups, ce que j’appelais alors des regards en point d’interrogation. Je jouais volontiers à ce jeu-là. Cela marche ou cela ne marche pas.

Cela a marché. Après quelques minutes, elle n’a pu s’empêcher de rire.

— Vous êtes drôle. Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Je ne sais pas encore.

Georges Simenon, L’homme au petit chien, Presses de la Cité.

Cécile Carret, 11 mars 2007
comptables

Nous sommes d’un vieux pays, comptables d’une longue histoire. Elle nous rend malaisé, plus qu’à d’autres, de choisir, c’est-à-dire de céder quelque chose qui fut pour faire droit à ce qui voudrait être. Le passé est double. Il persiste dehors, dans les choses, et en nous, étant bien entendu que nous pouvons, dans les deux cas, n’en rien savoir, ne pas déceler sa présence au creux de l’heure qu’il est.

Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 11.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2008
discord

Comme une cloche sonnant un malheur, une note, une note n’écoutant qu’elle-même, une note à travers tout, une note basse comme un coup de pied dans le ventre, une note âgée, une note comme une minute qui aurait à percer un siècle, une note tenue à travers le discord des voix, une note comme un avertissement de mort, une note, cette heure durant

m’avertit.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 334.

David Farreny, 3 mars 2008
tête

Le corps se transforme en passant une frontière, on le sait aussi, le regard change de focale et d’objectif, la densité de l’air s’altère et les parfums, les bruits se découpent singulièrement, jusqu’au soleil lui-même qui a une autre tête.

Jean Echenoz, Je m’en vais, Minuit, p. 207.

David Farreny, 12 mars 2008
myrmécologie

Seule distraction : ce chemin de fourmis qui depuis hier relie mon plancher à ma toiture et passe droit devant ma table. Un ruban roussâtre et fluctuant, deux pistes à sens unique. Elles se sont mis en tête de coltiner sur cette verticale le corps d’un petit gecko qui s’était imprudemment avisé de traverser leur route. Tirant du haut, poussant du bas, elles sont des centaines à s’affairer autour du petit animal dont la dépouille se moire d’un velours d’ouvrières. Il est retombé plusieurs fois, leur faisant perdre un terrain durement gagné. Elles ont passé un jour ou deux à la hauteur de ma machine et parfois je m’interrompais pour tarabuster le chantier du bout de mon crayon. Dans le silence menaçant de la sieste où pas une paupière ne bat dans la ville, il me semblait entendre les sifflets des contremaîtres, les jurons des grutiers, le ronflement des treuils. J’espère avoir terminé avant qu’elles ne disparaissent avec leur fardeau dans les retraites de mon plafond. Ce sont de grandes Œcophyles smaragdines qui ne m’avaient encore jamais rendu visite. Merveilleusement carénées, astiquées comme les bottines du maréchal Lyautey, très vaines de leur taille fine. Snobs et talon rouge en diable ; le fin du fin de la myrmécologie équatoriale. Toutes les autres fourmis les haïssent et les attaquent.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 144-145.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
tribunal

Mais j’ai peu de preuves à présenter au tribunal qui siège en moi et me somme, le soir, d’expliquer, si je peux, ce que j’ai fait de ma journée.

Pierre Bergounioux, « mercredi 31 août 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 241.

Élisabeth Mazeron, 28 sept. 2008
cuir

L’Armide de Lully au Théâtre des Champs-Élysées. Je n’ai pas compris si l’on conspuait la mise en scène parce qu’elle était mauvaise ou parce qu’elle était moderne, au moins graphiquement. Lorsque je les aimais déjà, à peine adolescent, ces œuvres étaient totalement assoupies, depuis au moins deux siècles. Toute œuvre redécouverte ajoute comme un temps reconquis à notre âge réel et donne ce cuir de sagesse et d’intrépidité qu’ont, jusque sur la peau, les archéologues.

Gérard Pesson, « mardi 8 décembre 1992 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 86.

David Farreny, 22 mars 2010
articulations

Nos articulations sont autant de mauvais plis pris par le corps qui lui interdisent mille postures avantageuses, mille gestes décisifs. Je prétendais y remédier.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 28.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
possessions

Pour celui-ci, il est déjà bien content s’il parvient à maintenir sa personne physique, d’ailleurs pitoyable, à défendre les quelques repas qu’il prend, à éviter l’influence des autres, bref, s’il conserve tout ce qu’il est possible de conserver dans ce monde dissolvant. Mais ce qu’il perd, il essaie de le regagner par force, fût-ce transformé, fût-ce amoindri, ne fût-ce même son ancien bien qu’en apparence (et c’est le cas la plupart du temps). Sa nature relève donc du suicide, il n’a de dents que pour sa propre chair, et de chair que pour ses propres dents. Car sans un centre, une profession, un amour, une famille, des rentes, c’est-à-dire sans se maintenir en gros face au monde — à titre d’essai seulement, bien sûr —, sans décontenancer en quelque sorte le monde grâce à un grand complexe de possessions, il est impossible de se protéger contre les pertes momentanément destructrices. Ce célibataire avec ses vêtements minces, son art des prières, ses jambes endurantes, son logement dont il a peur, et avec tout ce qui fait d’autre part son existence morcelée, appelée à ressortir cette fois encore après longtemps, ce célibataire tient tout cela rassemblé dans ses deux bras, et s’il attrape au petit bonheur quelque infime bibelot, ce ne peut être qu’en en perdant deux qui lui appartiennent. Telle est naturellement la vérité, une vérité qu’on ne peut montrer aussi pure nulle part.

Franz Kafka, « Eh  ! dis-je, et je lui donnai... », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 136.

David Farreny, 19 nov. 2011
devant

Je n’ai rien fait de toute la journée, avec une constance et une opiniâtreté de moine tibétain ; j’ai entendu sonner toutes les heures, et même les demies. Exactement comme dans ma jeunesse : le vide absolu. Sauf que je n’ai pas la vie devant moi. Je n’ai rien devant moi.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (2) », « Théodore Balmoral » n° 68, printemps-été 2012, p. 138.

David Farreny, 19 mars 2013

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