fatigue

Cette fatigue est loin de m’être particulière. Et c’est elle qui vous ôte de plus en plus toute envie d’échanger des idées avec quiconque. J’ai presque renoncé à écouter le contenu des paroles et me borne à écouter la manière dont elles sont énoncées.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 71.

David Farreny, 21 mars 2002
fils

Mon père, il était tellement pris par ses exercices dactylos et par son angoisse d’être viré à la « Coccinelle » que, même au moment du dîner, il restait dans ses réflexions ! Je l’intéressais plus beaucoup. Il avait son idée formelle bien ancrée au fond du cassis, indélébile à mon sujet que j’étais exactement la nature même de la bassesse ! le buse crétin pas remédiable ! Voilà tout ! Que je collais pas aux anxiétés, aux soucis des natures élevées… C’était pas moi dans l’existence qu’aurais tenu toute mon horreur plantée dans ma viande comme un vrai couteau ! Et qu’à chaque minute en plus je l’aurais trifouillée davantage ? Ah ! mais non ! mais non ! J’aurais secoué, trifouillé le manche ? Mieux ? Plus profond ? Ah ! plus sensiblement encore !… Que j’aurais hurlé des progrès de la souffrance ! Mais non ! Que j’aurais tourné fakir là au Passage ? à côté d’eux ? pour toujours ?… Et alors ? Devenir un quelque chose d’inouï ? oui ! de miraculeux ? D’adorable ? De bien plus parfait encore ? Ah ! oui ! Et bien plus hanté, tracassé, mineux dix mille fois !… Le Saint issu d’économie et d’acharnement familial !… Ah ! Eh bien ! Plus cafouillard ! Ah ! oui ainsi ! Cent dix mille fois plus économe ! Yop ! Lala ! Comme on aurait jamais vu ! ni au Passage ni ailleurs ! Et dans le monde entier !… Nom de Dieu ! Le miracle de tous les enfants ! Des banlieues et des provinces ! Le fils exquis ! Phénoménal ! Mais fallait rien me demander ! J’avais la nature infecte… J’avais pas d’explications !… J’avais pas une bribe, pas un brimborion d’honneur… Je purulais de partout ! Rebutant dénaturé ! J’avais ni tendresse ni avenir… J’étais sec comme trente-six mille triques ! J’étais le coriace débauché ! La substance de bouse… Un corbeau des sombres rancunes… J’étais la déception de la vie ! J’étais le chagrin soi-même. Et je mangeais là midi et soir, et encore le café au lait… Le Devoir était accompli ! J’étais la croix sur la terre ! J’aurais jamais la conscience !… J’étais seulement que des instincts et puis du creux pour tout bouffer la pauvre pitance et les sacrifices des familles. J’étais un vampire dans un sens… C’était pas la peine de regarder…

Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, Le Livre de poche, p. 232.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2003
encoche

Certaines idées ou personnes pour lesquelles on se serait fait tuer semblent, avec le recul, aussi dérisoires qu’une encoche d’ombre un jour de grand soleil. Le cœur pèse alors si lourd dans la poitrine qu’on se retient de se juger.

Michel Monnereau, Carnets de déroute, p. 157.

Élisabeth Mazeron, 19 nov. 2009
même

Cette année 1943 est inépuisable, elle a centré ma mémoire ; année du danger extrême, elle fut aussi celle où la conscience se fit en moi définitive, immobile, implantée avec l’assurance d’elle-même, face au paysage : le mont Rochebrune, de l’autre côté du haut plateau sur la vallée, se détachait sur le soleil couchant, par grandes trouées de pentes coupées d’ombres. Face à ce paysage, presque trop bas sous le ciel immense, tout à coup, sans raison, en un saisissement soudain, cette certitude presque physique que désormais rien ne changerait plus en moi, que tel que j’étais dans ma tête, en haut de moi-même avec cette imperceptible présence continue entre les tempes, je resterais jusqu’à la fin de mes jours, coulé par hasard dans celui que j’étais et qui aurait tout aussi bien pu être n’importe qui d’autre.

Et rien n’a, en effet, changé depuis : je suis toujours là entre mes deux tempes, tel que j’étais en ce jour de 1943, sorte de constatation ininterrompue, au-dessus de laquelle se déroule tout le reste. On a tout le corps en dessous de soi et, quoi qu’on dise ou fasse, il y a cette permanente constatation vide, cet état de fait qui empêche de prendre vraiment au sérieux tout ce qui s’agite par-dessous. Rien de plus hilarant que cette présence de soi au-dessus de tout ce qu’on fait, comme une ironie dernière.

C’est un même jour qui s’est indéfiniment prolongé. Je ne serais nullement surpris de me retrouver soudant au dortoir de mon pensionnat, encore âgé de quinze ans, pris sur le fait et mentant avec cette innocence et cet aplomb irréfutables que ne savent vraiment pratiquer que les enfants cyniquement pervers et qui en ont conscience. Le Ferdydurke de Witold Gombrowicz décrit avec une extraordinaire précision et une force sans pareille l’état de choses que je tente ici de faire voir, avec dans le cas de Ferdydurke l’honnêteté en plus (il est vrai que lui n’avait rien d’autre à cacher).

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 197.

Cécile Carret, 15 juil. 2011
autrui

C’est incontestable, on a parfois besoin d’autrui. Je n’aurais jamais réussi à m’ennuyer comme ça tout seul.

Éric Chevillard, « mardi 21 mai 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 21 mai 2013
birbes

Mes exacts contemporains me font l’effet de birbes décatis, j’observe leurs visages détruits en protégeant le mien d’une éventuelle contamination sous un masque fripé que je ne retire plus et dont les plis de plus en plus marqués me prouvent que j’ai raison de prendre ces précautions : voici donc comment se flétriraient mes joues fraîches si je les exposais à ces atmosphères et contacts délétères.

Mes sourcils sont restés noirs et bien plantés. Je m’en coiffe. Raie au milieu. Ma tête d’enfant.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 79.

Cécile Carret, 16 fév. 2014

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