Je me suis levé de grand matin, comme à la pire époque.
Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 263.
Dans la cabine, étroite, je tournai autour d’une flaque pour me dévêtir, m’appuyant à l’occasion contre la cloison grumeleuse, humide, dont la couleur, un ocre aux résonances fécales, me fit convoquer mon enfance, qu’aussitôt je congédiai. Je me retrouvai en slip, un slip un peu étroit, jugeai-je, dont la coupe, trop osée à mon goût, eût sans doute mérité que la missent mieux en valeur des abdominaux tangibles, et d’une façon générale une alimentation plus saine. De mon haut, à coup sûr, bien que j’eusse vue sur mes pieds, je ne serais pas allé jusqu’à tendre un fil à plomb sans craindre qu’il ne m’effleurât, et cette légère imperfection, dans mon plan vertical, me fit sentir plus nu que je ne l’étais, sensation que j’avais perdu l’habitude, en raison de mon isolement, d’éprouver en public.
Christian Oster, Mon grand appartement, Minuit, p. 58.
Je me rappelle comme c’était bon de la sentir marcher à mon côté d’un pas long et souple au soleil, sur l’herbe élastique des lawns, à Brighton. C’était avant que rien n’eût commencé entre nous. Comme ce matin, alors elle était en blanc de la tête aux pieds, et la toile un peu raide de la jupe faisait un joli bruit, et la toile souple et mince du corsage laissait transparaître un peu le bras et ce que la chemise haute ne couvrait pas, de la gorge et de la nuque dures. La pensée de tout ce qu’elle peut me donner m’oppresse et m’accable. Je ne sais pas au monde de possession plus désirable. […]
Elle arrive de Vienne, d’où l’été la chasse, et elle espère avoir un peu de fraîcheur en naviguant dans l’archipel dalmate. Son yacht est amarré à Pola et après-demain son automobile doit l’y conduire.
Je lui ai fait visiter Trieste, qu’elle ne connaissait pas. Remonté à pied la longue via Giulia, etc. Puis à Miramar. Nous nous sommes assis sur un talus que faisaient trembler parfois de longs trains noirs. La mer s’anéantissait dans le soleil. En moi un désir grandissait, ne laissait place pour rien d’autre. Un désir précis qui me faisait, du regard, jauger le corps de ma compagne. L’instinct en moi se pensait : je songeais à l’enfant, au mélange de nos vies, au don de ma vie que je voulais lui faire, avec soin, sérieusement. Et continuant à haute voix ma pensée :
« Vous savez, Gertie, comme dit le vieux Whitman :
Ce qui s’est si longtemps accumulé en moi… »
Elle tourna vers moi un visage flambant de chaleur, constata d’un long regard ma force, ma jeunesse et ma chasteté, puis se retourna vers le large en aspirant fortement.
Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 231.
C’est le dimanche de la vie qui égalise tout et qui éloigne toute idée du mal.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « La peinture, art romantique », Esthétique, P.U.F., p. 85.
Maintenant ma conviction est faite. Ce voyage est une gaffe. Le voyage ne rend pas tant large que mondain, « au courant », gobeur de l’intéressant coté, primé, avec le stupide air de faire partie d’un jury de prix de beauté.
L’air débrouillard aussi. Ne vaut pas mieux. On trouve aussi bien sa vérité en regardant quarante-huit heures une quelconque tapisserie de mur.
Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 204.
L’histoire de la tragédie de la demi-instruction n’est pas encore écrite. Il me semble que la biographie d’un instituteur de village peut de nos jours devenir un livre de chevet, comme autrefois Werther.
Ossip Mandelstam, « Achtarak », Voyage en Arménie, L’Âge d’Homme, p. 77.
La maison ? Lumière avare, vacillante. Couleurs mortes. Ombres vertes. Sur toute surface, toujours une mouche en auscultation. Troupeaux de chaises de multiples espèces, du formica au Renaissance. Abondance d’objets, rares ou banals, sur grande variété de meubles. Leurs corps aveugles embarrassent les déplacements. Livres, vieux journaux enrobés de poussière, paquets de photographies, boîtes et pots, médicaments. Murs intranquilles, portant le poids d’images si enfoncées dans leurs cadres proliférants qu’on a l’impression de ne jamais parvenir à les atteindre.
Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, p. 48.
À une table sortie
sur le trottoir par le beau temps
tardif d’un midi d’octobre
déguster une souris d’agneau
consentant à sa chair moelleuse
tout comme à l’arrivée d’une vieille Américaine bien marinée
à la table voisine
Reconnaissant des étincelles dans mon verre des flottements d’anges
absents qui entre deux bouchées
rident l’air rayonnant
(autant que des bouts d’ailes en bois que les serveuses repêchent de l’ombre
derrière la porte du bistro pour caler notre table branlante)
D’avance jubilant de pouvoir demain au retour
à Prague dire à ses proches « hier encore sur le trottoir
inondé de soleil tardif je goûtais une souris fondante »
Petr Král, « Bonheur », « Théodore Balmoral » n° 61, hiver 2009-2010, p. 126.
Il y a un air, ce matin ; je me suis réveillé seul, seul comme à ma naissance, seul, dans l’absolu, c’est-à-dire n’étant plus aimé, attendu, porté par un autre être.
Paul Morand, « 27 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 742.
La fille était dans la même position que lui, je ne pouvais pas faire autrement que de voir son pubis, et j’ai été content de remarquer que sa conformation ne me convenait pas, j’avais acquis des goûts pointus dans ce domaine, avec le temps, ou peut-être que je me racontais des histoires, que c’était un prétexte, qu’importe, mon désir était en train de passer et du reste j’avais l’impression, soudain, d’avoir fait le tour de la question.
Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 24.
F. a annoncé son arrivée par quelques lignes. Je ne la saisis pas, elle est extraordinaire, ou plutôt, je la saisis, mais je ne peux pas la tenir. Je cours autour d’elle en aboyant comme un chien nerveux autour d’une statue, ou encore, pour montrer l’image contraire, tout aussi vraie : je la regarde comme l’animal empaillé contemple l’être humain vivant paisiblement dans sa chambre. Demi-vérités, millièmes de vérités. Seul est vrai le fait que F. viendra probablement.
Franz Kafka, « Lettre à Max Brod (mi-septembre 1917) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 796.
Un sérieux affecté qui se termine par une paralysie morale des muscles faciaux.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 213.
C’est bien pourtant quand nous sommes en vie que nous aurions souvent l’usage d’une cachette sous la terre fermée par une porte de marbre.
Éric Chevillard, « mercredi 25 mai 2016 », L’autofictif. 🔗