Montépin ourdissait pour un même feuilleton tant d’intrigues si compliquées que sa plume s’y emberlificotait. Le Trombinoscope de Touchatout (1875, 4e volume, numéro 187) révèle — mais est-ce vrai ? — que pendant la publication des Tragédies de Paris dans le Figaro, « il envoya à M. de Villemessant un télégramme de détresse ainsi conçu : “Suis complètement embourbé, sais plus qu’ai fait de Sarriol ; ai mêlé enfants du prologue, me rappelle plus avec qui ai marié comte de Tréjean mois dernier. Envoyez secours.” »
Roland de Chaudenay, Les plagiaires, Perrin, p. 209.
Est-ce qu’une sonnerie de téléphone ou une mouche ne risquent pas d’arracher quelqu’un à sa lecture au moment précis où toutes les parties constituantes convergent vers l’unité d’une solution dramatique ? Et que se passera-t-il si le lecteur voit son frère, supposons, entrer dans sa chambre pour lui dire quelque chose ? La noble tâche de l’écrivain est gâchée à cause d’un frère, d’une mouche ou d’un téléphone. Pouah, vilaines mouches, pourquoi vous attaquer à une race qui n’a plus de queue pour s’en débarrasser ? Considérons ceci de surcroît : cette œuvre unique et exceptionnelle que vous avez élaborée, ne fait-elle pas partie d’un ensemble de trente mille autres, non moins uniques, qui paraissent chaque année avec régularité ? Détestables parties ! Devons-nous construire un tout pour qu’une parcelle de partie de lecteur absorbe une parcelle de partie de cette œuvre, et encore partiellement ?
Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 105.
Les divers insectes carnivores, vus au microscope, sont des animaux formidables, ils étaient peut-être ces dragons ailés dont on retrouve les anatomies : diminués de taille à mesure que la matière diminuait d’énergie, ces hydres, griffons et autres, se trouvaient aujourd’hui à l’état d’insectes. Les géants antédiluviens sont les petits hommes d’aujourd’hui.
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 248.
Pause. Le vent poussa un cri d’horreur spirite-faible, absolument impossible à rendre en notation musicale. À la vérité : y étaient inclus les quatorze résistants qui avaient voulu sur leurs sacs prendre un repos bien mérité. C’est la guerre. Pause. La boîte à cigarettes était posée derrière moi. Elle se leva et fit un pas de chat, doucement.
Penchée au-dessus de moi (c’est-à-dire vers la boîte à cigarettes, bien sûr !) : sa robe était immense, gigantesque ; un désert rouge aux noirs tronçons de rochers. Le visage planait à perte de vue ; les verres des lunettes pendaient au-dessus de moi comme deux lacs figés, gelés (au fond desquels moi, monstre fantastique, je me tenais immobile). Encore. J’enlaçai involontairement son cou avec mes mains-crochets ; et le planétoïde, ô toi mon satellite, entra en collision avec moi.
Arno Schmidt, « Histoire racontée sur le dos », Histoires, Tristram, p. 56.
Ossip Ossipovitch Apraxin / De la petite noblesse du Gouvernement de Toula, / Vous en souvenez-vous, abonnés du théâtre Michel et du Cirque, / Promeneurs de la promenade des Harengs, rue grande Morskaïa, le dimanche ? Peut-être est-ce le dimanche qui fait passage. Où êtes-vous, promeneurs de la promenade des Harengs, et dans quelle cendre valsez-vous ? Pourquoi n’ai-je pas marché parmi vous ? Pourquoi le jour se lève-t-il sans moi sur Valparaiso, sur la place de Raguse, sur Fialta et sur le printemps à Fialta, et se couche-t-il sur la baie de Vigo sans une pensée pour moi ? « Il y eut du bonheur sans moi, aux rives de Coppet » (vérif.). L’absence est le mode le plus répandu de notre rapport au monde.
Renaud Camus, « dimanche 31 mai 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., p. 243.
Mais le voyageur solitaire est un diable, et n’a droit qu’aux plus mauvaises chambres : en l’occurrence celles qui donnent sur la route qui monte au tunnel du Mont-Blanc. C’est un vacarme infernal de camions qui peinent. Je n’ai d’espoir qu’en ma fatigue.
Il faut bien le dire, Verceil craint. Y avoir vingt ans sans paradis artificiels doit être à mourir. Mais y avoir quarante ans un seul soir m’a plu, ce qui prouve bien ma perversion (topique).
Renaud Camus, « dimanche 21 décembre 1986 », Journal romain (1985-1986), P.O.L., p. 554.
L’œil équidistant de la lune quand on se déplace.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 103.
LE DÉMON
Elle est partie ce soir : tu ne vois qu’une image.
Voici le train, les rails, les pierres du remblai.
Tiens, que disais-je ? elle se penche à la portière.
C’est curieux, regarde, un jeune homme est près d’elle :
Un magique pouvoir nous les montre en sleeping.
Ils sont drôles, tous deux. Elle ouvre son corsage.
Il la rend folle, attends…
ARDEN
Seins, ô Mélanésie !
LE DÉMON
Ils assiègent l’amour.
ARDEN
Je suis mort.
VOIX DE CRESSIDA
Baise-moi.
LA VIEILLE
O ! comme on entend bien !
LE DÉMON
C’est la fleur carnivore.
Tu voulais tant savoir : écoute, elle jouit.
Tu as capturé l’heure et la bête et les cris.
Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 47.
La conscience de l’inconscience de la vie est l’impôt le plus ancien que la vie ait connu.
Fernando Pessoa, « 13 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.