phrases

Voilà pourquoi le Prince ne régna point. Cette phrase est totalement absurde. Mais je sens en ce moment que les phrases absurdes donnent une intense envie de pleurer.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 24.

David Farreny, 9 fév. 2003
idiot

Volontaire ou non, la solitude est un état contre-nature. Imposée, elle dénote, de notre part, une inaptitude à composer, à s’ouvrir, à faire avec. Délibérée, elle couvre un refus, trahit une sécession. On ne partage pas, plus, les fondements de croyance de la communauté. L’homme est un animal politique, du social individué. Étymologiquement, l’idiot, c’est l’homme privé, solitaire. Lorsqu’on est seul à se défier du monde, c’est de soi qu’il faut se défier.

Pierre Bergounioux, « Entretien avec Thierry Bouchard », Compagnies de Pierre Bergounioux, Théodore Balmoral, p. 152.

David Farreny, 2 juin 2005
suspects

Je commence à trouver suspects bon nombre de nos jeunes.

Emil Cioran, « Les limites de la mobilité intérieure », Solitude et destin, Gallimard, p. 241.

David Farreny, 24 juin 2005
mûr

Bien que je ne voie pas encore le terme de ma vie, un sentiment secret m’assure pourtant que mon heure est proche. Je suis mûr pour la mort, et il me paraît trop absurde, alors que je suis mort spirituellement, et que la fable de l’existence est achevée pour moi, de devoir durer encore quarante ou cinquante ans, comme m’en menace la nature. Cette seule idée me fait frémir. Mais, comme il en est de tous ces maux qui dépassent l’imagination, cette perspective me semble un songe et une illusion qui ne se vérifieront jamais.

Giacomo Leopardi, « Dialogue de Tristan et d’un ami », Petites œuvres morales, Allia, p. 241.

David Farreny, 9 nov. 2005
pouvait

C’était dur. Mais comme ces changements dans les habitudes de la dame s’adressaient sans aucun doute à lui, il y avait évidemment quand même un rapport entre eux, bien que sous une forme négative ; et cela pouvait suffire.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 165.

David Farreny, 3 juin 2007
hériter

Qui veut la mort de ces malheureux artistes que rien ne parvient plus à faire sortir de la misère, hormis le plus froid des monstres froids d’aujourd’hui, l’État, dont le soutien culturel a été l’un des spectacles les plus obscènes qu’il y ait eu à subir depuis une vingtaine d’années ? Personne. Et on souhaite encore moins leur martyre. On désirerait seulement qu’ils cessent de se dire artistes, comme avaient pu l’être Michel-Ange, Degas ou Giotto durant la période historique ; et qu’ils arrêtent de s’affirmer leurs héritiers (on connaît le couplet habituel de ces maîtres-chanteurs : « Ceux qui crachent sur mon œuvre sont les descendants de ceux qui crachaient sur Manet »). Pour désigner leurs activités dans l’espace Art, on ne saurait trop leur conseiller de trouver des mots nouveaux. L’inimitable style dans lequel ont été proposés les « emplois jeunes » de Martine Aubry pourrait les inspirer : on les verrait assez bien s’intitulant agents d’ambiance symbolique, coordinateurs-peinture ou médiateurs plasticiens. Mais la vérité est qu’ils n’entrent en art que comme on entrait en religion jadis : parce qu’on n’avait aucun espoir d’hériter de qui que ce soit. Le dépeuplement des campagnes, puis la montée du chômage, sont les causes prosaïquement désolantes et sociologiques de cette inflation d’artistes, après-guerre, tout enfiévrés de leur apostolat poético-magique venu de nulle part et transfiguré en mission créatrice. Encore les fameuses « Trente Glorieuses », où il y avait du travail pour presque tout le monde, nous ont-elles sans doute épargné quelques vocations artistiques supplémentaires, heureusement détournées en leur temps vers des professions plus honnêtes. Cette époque, hélas, est bien terminée. Sur le terreau de l’ « exclusion » et du chômage galopant, les artistes prolifèrent ; et ils se nourrissent en circuit fermé de toute cette misère dont ils sont les parasites.

Se sachant sans justification, ils tentent de se légitimer en affichant une bonté, une compassion, un dévouement aux intérêts des plus démunis par lesquels ils tentent de désarmer une hostilité qui grandit. C’est toujours quand on sort de l’Histoire qu’on invoque la morale, par laquelle on espère encore donner au présent une apparence d’éternité.

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, pp. 77-78.

David Farreny, 19 janv. 2008
remorqueur

il y aura une fois

une chair qui se dénouera

sans cris ni larmes

cela aura lieu quelque part

Entre deux cailloux secs

Entre l’écorce et l’arbre

Au premier chant des bielles

À l’instant de la dernière cigarette

Il y aura une fois

deux yeux qui rouleront à fleur d’eau sale

vers le grand collecteur

Il y aura une fois l’instant fatal

où je devinerai enfin ce visage réel

si longtemps masqué

par le vol futile de deux ramiers

la sirène émouvante d’un remorqueur Quai de l’arsenal.

André Laude, « Testament de Ravachol », Œuvre poétique, La Différence, p. 231.

David Farreny, 30 déc. 2008
hasard

À partir de Guttannen, le chemin est de plus en plus sauvage, désert et uniforme. Des deux côtés, ce ne sont que pierres nues et tristes. De temps à autre on aperçoit des sommets couverts de neige. Le sol plus égal forme parfois une vallée étroite et est encombré d’énormes blocs de granit. L’Aar présente quelques grandioses chutes d’eau qui s’effondrent avec une force effrayante. Au-dessus d’une de ces chutes, on a tendu un pont impressionnant où l’on est aspergé de gouttelettes. On voit ici de tout près la course puissante des flots jetés sur les rochers ; ceux-ci ressortent et on ne comprend pas comment ils peuvent résister à cette rage. Nulle part ne nous est offert un concept si pur de la nécessité naturelle qu’à la vue de cette course des flots jetés sur les rochers ; course éternellement continue et en l’absence continuelle de toute fin. Mais on voit que les côtés des rochers se sont arrondis peu à peu. On s’aperçoit également que la végétation souffre de plus en plus de la malédiction d’une nature dénuée de chaleur et de force. On ne rencontre plus de sapins, rien que des broussailles rabougries, des pins, des mousses, une misérable herbe, ou même pas, quelques mélèzes ou des cyprès. Des gentianes poussent en abondance à un endroit. Une famille cueille leurs racines et les brûle pour en faire de l’eau de gentiane. Cette famille vit ici l’été, à l’écart le plus complet des hommes ; elle a construit sa distillerie sous des blocs de granit que la nature a accumulés sans finalité et qui forment une tour ; les hommes ont su faire usage de cet emplacement de hasard.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « jeudi 28 juillet 1796 », Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises, Jérôme Millon, pp. 73-74.

David Farreny, 12 janv. 2011
lois

Le sapin se replante de lui-même, regagne après quelque temps sur les collines abandonnées. Le cycle est le suivant : le genêt s’installe en premier, puis dans la terre remuée, ouverte par ses racines, s’installe la graine du mélèze qui pousse sans ombre, et même en terrain sec. Lorsque le mélèze atteint 80 centimètres, la graine du sapin, ou de l’épicéa, s’installe dans son ombre, pousse – sa croissance est beaucoup plus rapide que celle du mélèze –, tue le mélèze qui avait déjà tué le genêt, et grandit. Sélection naturelle parmi les sapins, les mauvais sujets sont éliminés, les bons se développent – la fréquentation des forêts rend très sage. Certaines lois naturelles s’y expriment à un tel degré d’évidence qu’il est impossible de ruser avec les résultats.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 62.

Cécile Carret, 18 juin 2012
soleil

Nous n’avions point de chevaux, il a fallu attendre plusieurs heures dans cette cabane, la dernière avant le passage des montagnes ; elle ne renfermait qu’un vieillard ivre qui ne comprenait rien à mes demandes de chevaux et de charrettes, et dont l’idée fixe était de me faire prendre de son tabac dans son horrible tabatière. Je suis sorti pour échapper à cette hospitalité ; je me suis assis devant un chalet sur quelques peaux qui se trouvaient là ; en face de moi, un torrent tombait d’un immense escarpement, une clochette retentissait au loin ; à quelque distance, des vaches ruminaient, couchées sur la mousse mouillée. Il faisait humide et froid, il pleuvait sur les montagnes. Au bout d’une longue vallée, pleine de maigres sapins, s’élevaient des cimes nues ; le soleil les éclairait-il ? Ou seulement leur couleur était-elle un peu plus pâle que celle des cimes environnantes ? J’ai douté longtemps. Je me suis demandé quelle heure il pouvait être, je n’en avais aucune idée, nous avions depuis le matin été témoins de la même désolation, et nul souvenir distinct et varié ne pouvait marquer pour nous les instants ; d’ailleurs ces jours brumeux se confondent avec le crépuscule. J’ai regardé à ma montre, il était six heures. Je n’ai pu m’empêcher de penser tout à coup à Naples et de me dire : « C’est l’heure du Corso ; à présent, les voitures roulent au bord de la mer, sur cette belle plage où est Chiaja ; la gaieté du soir commence à faire retentir Sainte-Lucie, le Vésuve est violet, la mer bleue, verte, étincelante, et le soleil, qui le croirait ? ce même soleil, disparaît derrière le Pausilippe embrasé ! »

Jean-Jacques Ampère, Littératures et voyages. Esquisses du Nord, Didier.

David Farreny, 21 avr. 2013
sacrilège

Mais ce n’était pas l’endroit où j’avais échoué, ce souterrain obscur, sur lequel pesait prétendument une malédiction, qui m’étranglait, c’était un sentiment de culpabilité, et je ne me sentais pas non plus coupable d’avoir quitté les miens, mais d’être seul. J’éprouvai cette nuit-là une fois encore qu’être seul par caprice, même sans crime particulier, est un sacrilège. Je le savais déjà, et il me faudrait encore l’éprouver à l’avenir. Un sacrilège contre quoi ? Contre moi-même. La compagnie de mes ennemis eût été à tout prendre un moindre mal. Et mon amie, qui au contraire de moi parlait couramment cette langue, n’avait-elle pas offert plusieurs fois à Filip Kobal de l’accompagner à travers sa patrie de légende ? Pouvait-on en cet instant concevoir quelque chose de mieux que nos deux corps respirant l’un vers de l’autre ? Être couché près d’elle tout au long de la nuit, se réveiller, le matin, la main sur son corps ?

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 88.

Cécile Carret, 8 sept. 2013
rôle

100 millions d’Américains ont pris 40 kilos pour le rôle.

Éric Chevillard, « vendredi 2 mai 2014 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 2 mai 2014

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