Heebs

En tout cas, au milieu des cabanes délabrées des Heebs, il avait éprouvé une terreur véritable, il avait eu le sentiment d’être à découvert, d’être exposé sans aucune défense possible au milieu des constructions humaines les plus dérisoires : c’était une décharge publique où s’élevaient des cabanes en carton. Les Heebs cependant n’émettaient aucune protestation. Ils vivaient au milieu de leurs ordures dans un équilibre tranquille.

Philip K. Dick, Les Clans de la Lune Alphane, Albin Michel, p. 9.

Guillaume Colnot, 23 avr. 2002
fragment

Dans le Grand Nord, l’espace absorbe le temps et la matérialise en étendues sublimes. La vastitude transfigure l’être humain en fragment, en tout petit morceau installé dans un temps limité, mais évoluant dans l’éternité d’une perspective à perte de vue. Le romantisme menace dès l’installation solitaire face à l’immensité démesurée des montagnes, des falaises, des torrents, des cours d’eau, des icebergs, des fjords, des glaciers, des neiges éternelles. La matière étirée, compactée, contrainte puis lissée et développée d’une manière musicale, à la façon des variations sur un même thème — toujours celui de la rareté —, voilà le mode d’apparition immédiatement visible du temps polaire.

Michel Onfray, Esthétique du pôle Nord, Grasset, p. 44.

Élisabeth Mazeron, 1er mai 2007
vécues

Tu préférais le premier rêve, mais le plaisir que tu avais éprouvé à faire l’un et le malaise dans lequel t’avait plongé l’autre ne changeaient rien à l’agrément de se les remémorer. Rêve ou cauchemar, qu’importait, si tu pouvais éprouver le trouble de revivre éveillé le souvenir de choses vécues dans le sommeil.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 95.

Cécile Carret, 22 mars 2008
traverses

Des bonnes heures, des joies, nulle trace, en revanche. Elles se sont évanouies avec l’instant qu’elles ont duré. La mémoire est celle des revers et des traverses, des plaies, des larmes, des épreuves où l’on a failli être détruit, se perdre sans retour. Si je dure encore, quel chaudron de sorcière finira par devenir ma cervelle, quelle peine j’aurai à subir le sabbat des démons qui m’escortent et auxquels vont se joindre ceux de demain !

Pierre Bergounioux, « mercredi 10 février 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 669.

Élisabeth Mazeron, 1er janv. 2009
polyvalent

Aujourd’hui l’artiste polyvalent se charge aussi bien de l’œuvre que de son commentaire… Mais me direz-vous la décence ? Eh oui, la décence…

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 91.

David Farreny, 27 juin 2010
pend

Un prénom, et parfois moins encore : le souvenir d’un profil contre le jour d’une fenêtre, d’une ombre sur le mur d’une alcôve, d’une ligne sinueuse et chaude un instant suivie du bout paresseusement des doigts, d’un corps plongé dans l’eau d’une glace ancienne, trouble et verdie comme celle de ce miroir qui reflète nos visages. L’écho d’une voix, d’un soupir, des bruits presque imperceptibles et du silence même du long éventail de satin noir que celle-ci gardait attaché à son poignet comme une arme inutile, couvrant, découvrant elle-même toute livrée aux regards, aux mains, ou qu’elle balançait, grand ouvert, au vol frais, sur nous gisant au plus obscur d’une chambre bien défendue contre l’après-midi d’été. Un buste incliné sous une chevelure dont la masse se rassemble brin à brin au contour d’une épaule, glisse avec lenteur le long d’un bras, et pend.

Valery Larbaud, « Aux couleurs de Rome », Œuvres, Gallimard, p. 998.

David Farreny, 12 avr. 2011
travail

La réponse est peut-être dans l’emblème du Kampuchea démocratique : deux rails de chemin de fer traversent des rizières, symétriques comme des parcelles de ciment. Une usine ferme l’horizon, avec ses toits en crémaillère et ses cheminées. Nulle échappée possible. En fait, les rails n’en sont pas, même s’il est impossible de ne pas y penser. Ce sont deux murets qui mènent à une digue. Et cette perspective vers l’usine est un canal d’irrigation, guidé vers un barrage. Le Kampuchea démocratique, c’est l’irrigation et l’usine : les paysans et les ouvriers.

Bien sûr, il s’agit d’un emblème de combat, un signe noir et volontaire, dans la tradition des affiches soviétiques. Tout commence par le travail et rien ne vaut que par lui. Aucun être. Aucun visage. Aucune joie. Même les tresses de blé sont des lauriers inquiétants.

Je suis frappé par une évidence : les lignes droites ne disent pas : Nous rêvons d’atteindre cet horizon. C’est notre grand soir. Elles disent : Il n’y a qu’une voie, il n’y a qu’une destination : c’est un bâtiment industriel dont s’échappe la fumée. Comment ne pas penser à l’enfermement et à la destruction ? Pour moi, ce sceau signifie : il faudra sarcler, piquer, repiquer, tremper, sécher, battre, forger, usiner, fondre bien des hommes pour que ce monde advienne.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 104.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
chœur

Les heures ne cardaient leur laine et la rivière

                            ne coulait sous les ponts

que pour sonner en moi, au chœur de l’éphémère,

                            les voix et les répons.

Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 212.

David Farreny, 2 juil. 2013
chat

On ne possède jamais que le chat du voisin.

Éric Chevillard, « mardi 9 juillet 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 9 juil. 2013
tour

Très vite, le premier tour est bouclé et, dès lors, on ne fera plus que suivre ses propres traces.

Éric Chevillard, « dimanche 17 septembre 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024
tombe

Je dois refuser le livre que m’offre ce jeune écrivain, son premier roman, car ma bibliothèque est pleine, comme si tout avait été écrit déjà, aucun nouveau volume n’y pourrait tenir, plus un intervalle ouvert, plus un interstice (dans les plus fines fentes, se logent les opuscules). Parce qu’il semble navré, je lui fais une promesse :

– Dès que l’un des auteurs présents sur mes rayonnages tombe dans l’oubli et que sa place se libère, elle est pour toi !

Il piaffe.

Éric Chevillard, « lundi 1er avril 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 13 avr. 2024

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