anuitée

Les rues exhalaient, dès onze heures, l’odeur de goudron fondu et de pierre cuite qui enferme, pour moi, le souvenir de ces heures où il semblait qu’on eût changé de latitude. La ligne des collines, autour de l’agglomération, se mettait à ondoyer. Le ciel pâlissait. À midi, tous les volets étaient rabattus, comme si l’obscurité était retombée, qu’on eût regardé un négatif grandeur nature de la ville anuitée. On ne voyait plus personne. Les martinets, dont les cris démesurément filés, suraigus, exaltés tissent un dais sonore par-dessus les toits, se taisaient. Le soleil imposait un silence despotique, presque inquiet.

Pierre Bergounioux, François, François Janaud, pp. 64-65.

David Farreny, 26 oct. 2005
au-delà

Là-dessus, le Père Ubu, qui n’a pas volé son repos, va essayer de dormir. Il croit que le cerveau, dans la décomposition, fonctionne au-delà de la mort et que ce sont ses rêves qui sont le Paradis.

Alfred Jarry, « lettre à Rachilde (28 mai 1906) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 617.

Guillaume Colnot, 28 janv. 2006
concrétions

Il fait une journée splendide, très chaude mais sans oiseaux ni parfums ni espérance. J’esquisse un plan, jette, dirait-on, des grains de sable dans le vide, autour desquels pourraient se former des concrétions. Il me manque toujours l’arête. Je m’en remets sur l’avancée d’apporter ses propres rails, d’engendrer sa substance. Les mots, en revanche, tombent d’eux-mêmes, épousent la vision. Je couvrirai une page au prix d’un travail inélégant, brutal — la course à travers la sapinière, dans la frange interdite, sous le soir.

Pierre Bergounioux, « dimanche 2 septembre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 336.

David Farreny, 25 mars 2006
culture

Je forcerais à peine ma conviction en écrivant qu’« il n’y a d’histoire que de la noblesse » — et encore pourrait-on remplacer dans cette phrase le mot histoire par le mot culture. La culture, c’est l’histoire de la noblesse des idées, des œuvres, des gestes, des sentiments et des arts ; et c’est aussi, inséparablement, la chronique des ancêtres, et de leurs propres gestes et de leurs sentiments. S’il n’y a plus d’ancêtres, plus de noblesse, plus d’histoire, plus de gestes et de geste, il n’y a plus de culture — à moins, bien entendu, et comme nous le voyons faire parmi nous, d’appeler culture ce qu’il y a.

Renaud Camus, « lundi 30 mai 2005 », Le royaume de Sobrarbe. Journal 2005, Fayard, p. 281.

David Farreny, 17 janv. 2009
pause

Pause. Le vent poussa un cri d’horreur spirite-faible, absolument impossible à rendre en notation musicale. À la vérité : y étaient inclus les quatorze résistants qui avaient voulu sur leurs sacs prendre un repos bien mérité. C’est la guerre. Pause. La boîte à cigarettes était posée derrière moi. Elle se leva et fit un pas de chat, doucement.

Penchée au-dessus de moi (c’est-à-dire vers la boîte à cigarettes, bien sûr !) : sa robe était immense, gigantesque ; un désert rouge aux noirs tronçons de rochers. Le visage planait à perte de vue ; les verres des lunettes pendaient au-dessus de moi comme deux lacs figés, gelés (au fond desquels moi, monstre fantastique, je me tenais immobile). Encore. J’enlaçai involontairement son cou avec mes mains-crochets ; et le planétoïde, ô toi mon satellite, entra en collision avec moi.

Arno Schmidt, « Histoire racontée sur le dos », Histoires, Tristram, p. 56.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
atours

Et puis, il faudrait surtout que la colère islamiste soit dirigée contre ce que l’Occident a de pire : la rapacité financière, la consommation effrénée, l’égoïsme du bien-être. Or, les commanditaires des pieux carnages du 11 septembre et leurs admirateurs n’ont aucunement le souci de remédier à la misère du monde ou de sauvegarder la planète : le réchauffement climatique est le cadet de leur souci. Ils haïssent l’Occident non pour ce qu’il a de haïssable ou de navrant, mais pour ce qu’il a d’aimable et même pour ce qu’il a de meilleur : la civilisation des hommes par les femmes et le lien avec Israël.

C’est le destin claquemuré qu’ils font subir aux femmes, le mépris où ils les tiennent et le désert masculin de leur vie qui rend fous les fous de Dieu : fous de violence, fous de hargne et de ressentiment contre le commerce européen entre les sexes, contre l’égalité, contre la séduction, contre la conversation galante ; fous, enfin, du désir frénétique de quitter la terre pour jouir de l’éternité dans les jardins du paradis où les attendent et les appellent des jeunes filles « parées de leurs plus beaux atours ».

Alain Finkielkraut, « Au pays du progressisme déconcertant », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 233.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
autre

Il y a des années que je ne touche plus la femme qui a le courage de vivre avec moi. Ça ne m’empêche pas de l’aimer. Ça m’empêche d’en toucher une autre.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 50.

David Farreny, 24 mars 2012
ou

J’avais espéré satisfaire un peu mon amour pour elle en lui donnant mon bouquet, c’était complètement inutile. Cela n’est possible que par la littérature ou le coït. Je n’écris pas cela parce que je l’ignorais, mais parce qu’il est peut-être bon de mettre fréquemment les avertissements par écrit.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 147.

David Farreny, 13 oct. 2012
fond

J’ai quand même pris la peine d’aller voir à quoi elles ressemblaient, rapporté de la limonite, des silex rubanés. Un jour que je me rendais au Pays Basque, j’ai fait halte à Monpazier. La place centrale de la bastide est pavée de gros rognons de calcédoine bleutée, dont quelques-uns étaient déchaussés. Le lendemain, à Bayonne, j’ai déniché de jolis cristaux de calcite verte dans des blocs du front de mer détachés par la houle. À la fin de la même semaine faste, juste avant de repartir, une dernière sortie sur un dépôt sidérolithique, vers Puy-d’Arnac, m’a livré des agates brutes, du jaspe moucheté, de longs cristaux aciculaires de tourmaline noire et une hache polie, intacte, de serpentine verte, qui pointait d’un centimètre ou deux hors de l’argile retournée, sous des noyers. Comme dans Lancelot du Lac, mais à l’envers, une main enfouie sous la terre me tendait cette merveille du fond du néolithique.

Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 32-33.

David Farreny, 7 juin 2013
pas

Et vous, donc, pourquoi n’écrivez-vous pas ? Vous l’êtes-vous parfois demandé ? Qu’est-ce qui vous retient d’écrire ? Comment justifiez-vous ce refus, ce renoncement, cet évitement, cette dérobade ? Savez-vous ce que qui est réellement à l’œuvre là-dessous ? Quel est le secret honteux que vous gardez enfoui sous le silence ? Dites-moi ce qui, chaque jour à la même heure, devant la table ou la feuille, vous empêche de vous asseoir pour écrire. Et dites-moi aussi ce qui, en tout lieu et à tout instant, de façon si impérieuse, vous persuade de ne rien noter dans le carnet qui se trouve pourtant dans votre poche, flétri par les pauvres tâches que vous lui confiez, d’agenda ou de répertoire. Je ne comprends pas. Expliquez-moi. Parlez, si vous ne voulez pas écrire. Expliquez-vous ! Vous vous réfugiez dans le commerce, les affaires, la boulangerie-pâtisserie, le sport, l’enseignement, la plomberie, la politique, l’horticulture, est-ce bien glorieux ?

Toute cette peine vraiment pour ne pas écrire ?

Vous grimacez bien parfois devant votre miroir, vous faites jouer vos muscles, vous poussez votre voix, n’éprouvez-vous donc pas le besoin de vous approprier votre langue maternelle comme vous vous êtes approprié votre corps ? Vous n’auriez pourtant pas consenti à grandir et vivre in utero, je suppose. Vous avez voulu pousser dans les directions qui étaient les vôtres. On connaît votre silhouette, votre démarche. Pourquoi n’écrivez-vous pas ? Comment faites-vous ? Comment vous y prenez-vous, chaque jour à la même heure, pour ne pas écrire, et encore, en tout lieu et à tout instant, pour ne pas écrire non plus ? Pour n’extraire jamais le petit carnet de votre poche – est-il cousu dedans ?

Mais alors qu’est-ce que l’encre pour vous, qu’est-ce que le papier ? Qu’est-ce que la solitude ? Votre passé est-il donc définitivement passé ? Et qu’y a-t-il dans vos tiroirs ?

Mais alors jamais vous n’avez le désir de sortir de votre vie, de quitter aussi votre corps, et d’observer le manège depuis une position écartée ? Et puisqu’il faut vivre quand même, ne souhaitez-vous jamais contrôler davantage la situation ? Ne pas seulement répondre et vous adapter aux circonstances du jour, mais soudain détenir les pleins pouvoirs, agir à votre guise, mener la danse et pourquoi pas aussi tyranniser un peu les populations ?

C’est donc avec une éponge et une bassine que vous allez maîtriser l’orage que vous sentez gronder en vous ?

Mais êtes-vous décidément si satisfait de ce monde que vous ne puissiez vous permettre de ne pas écrire ? Puisque, selon certaine légende qui vous trouble, le monde fut créé par le Verbe, n’avez-vous pas envie de dire votre mot vous aussi, enfin ? Et s’il est vrai que ce monde n’existe pour l’homme que tant qu’il le nomme, vos congénères ne finiront-ils pas par vous en vouloir de ne jamais en placer une ? Et votre contribution ? On l’attend toujours ! Vous vous réfugiez dans le mariage, la maladie, la consommation et les embouteillages, est-ce bien glorieux ?

Pendant ce temps-là, qui nourrit votre tigre ?

Ou devrais-je plutôt vous admirer ? Quelle force il vous faut, en effet, pour ne pas écrire ! Quelle résistance ! Quel aplomb ! Quelle formidable volonté ! Et comme vous êtes bien bâti pour la vie ! Pourquoi n’écrivez-vous pas ? Mais parce que le monde s’ouvre devant vous, parce que votre bouche ne trouve rien à redire ni votre œil rien à déplorer. Écrire risquerait de compromettre cette belle harmonie.

Il n’en résulterait que désordre, panique, confusion, cacophonie.

Dois-je comprendre cela ?

Comment peut-on ne pas écrire ? Cette aptitude, pourquoi ne l’ai-je pas reçue ?

Être le rossignol dans la haie !

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 144.

Cécile Carret, 9 mars 2014
macérations

Mais le souverain détachement des choses de ce monde auquel je m’efforçai de parvenir par la méditation, l’ascèse, le yoga, le jeûne, l’abstinence, la lecture des stoïciens et l’étude des grands sages de l’Orient me vint finalement comme une grâce avec la dépression consécutive à ces macérations.

Éric Chevillard, « lundi 1er juin 2020 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 17 mars 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer