La morgue ouvrait aussi sur cette cour : parfois sous un drap une forme couchée passait, dont les brancardiers plaisantaient par la fenêtre ouverte avec les malades ; je n’étais pas sous ce drap, mes yeux voyaient l’été, j’avais loisir de parler des morts.
Pierre Michon, Vies minuscules, Gallimard, p. 148.
Les promenades dans une ville souffrent de cette imperfection que Proust attribue au présent.
Michel Besnier, Cherbourg, Champ Vallon, p. 11.
On la fait venir. Elle est belle et pâle, avec des bijoux de fer martelé.
Pierre Michon, « Neuf passages du causse », Mythologies d’hiver, Verdier, p. 50.
Je sens que la nuit va être pénible, et dur le matin. Les murs ici sont en papier. Une voisine anglaise rit de bonheur chaque fois qu’elle ne tousse pas. Ma porte ferme mal. Elle est juste en face de l’escalier. On entendait tout à l’heure toutes les conversations du hall, et on les entendra dès sept heures du matin ; mais à ce moment-là, les camions qui tournent sous ma fenêtre, au sommet de la côte, m’auront déjà réveillé, si je suis arrivé à m’endormir ; etc., etc.
Je dois retrouver demain soir Dennis à Avallon.
Renaud Camus, « vendredi 18 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 52.
La Cité des sciences et de l’industrie est tournée radieusement vers le progrès. Il y a des façades en verre. Il y a mille personnes. Dans l’ensemble, on s’y ennuie prodigieusement. Comme partout. Mais le contraste entre l’optimisme scientifique qu’on y professe et l’ennui des salariés y est plus cruel qu’ailleurs. Quand le journal ne suffit plus, quand le téléphone ne suffit plus, quand la masturbation dans les toilettes ne suffit plus, l’ennui frôle le suicide. On va errer dans la cité sans dieu, on visite des expositions sur le cosmos atroce, on drague les femmes vacantes dans les services de communication. On parle longuement de l’ennui, on le commente avec de petits rires blessés. Longue, longue la terre de l’ennui ! Heureux celui qui lutte parce qu’il est exploité ! Heureux celui qui domine ! Heureux celui qui rejoindra l’humus rassasié !
Pierre Mérot, Mammifères, Flammarion, p. 79.
Partout les mêmes nuages, partout la même attente. Rien que le rata des jours, le maigre chapelet des heures. Dont seul l’esclavage parfois délivre… Rends grâce à ce qui te rebute, car tu n’as rien d’autre. Naissance et mort lente, voilà tout. Untel, né le 08-04-49, meurt depuis cinq décennies et n’a toujours pas fini, est néanmoins sur la bonne voie. Tout se termine dans douze mètres carrés, sur un lit à une place, avec une petite table et une fenêtre fermée sur la dernière image du monde. Ici un vieux mur et un tilleul remué par le vent dans un mouchoir bleu. Trois couleurs à vous couper le souffle, c’est le cas de le dire. Rien de plus naturel que de cesser de respirer, mais pas encore pour cette fois : ce n’est que partie remise. Personne n’a touché aux chocolats ; tout est sans : sans nom, sans vie, sans force, sans âme. Une vie sans, l’agonie ordinaire.
Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 98.
On diffère à un autre titre des montagnes ou des grains de poussière. Un grain de poussière qui atteindrait aux dimensions d’une montagne puis finirait par occuper la totalité de l’univers serait vraiment la seule chose. Alors que revêtu de l’ensemble des emblèmes de la puissance, couvert d’or, brillant d’un éclat tel qu’on en plisse les paupières, un type sera tenu de laisser subsister un espace de la taille d’un grain de poussière pour s’étendre et rayonner. Il aura besoin d’un autre type se regardant lui-même comme une tête d’épingle ou une miette de rien du tout pour fournir l’assurance qu’il est bien le seul. On acceptera la petite quantité de rien du tout qu’il est obligé de laisser subsister à l’extrême bord de son empire.
Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 28.
Ossip Ossipovitch Apraxin / De la petite noblesse du Gouvernement de Toula, / Vous en souvenez-vous, abonnés du théâtre Michel et du Cirque, / Promeneurs de la promenade des Harengs, rue grande Morskaïa, le dimanche ? Peut-être est-ce le dimanche qui fait passage. Où êtes-vous, promeneurs de la promenade des Harengs, et dans quelle cendre valsez-vous ? Pourquoi n’ai-je pas marché parmi vous ? Pourquoi le jour se lève-t-il sans moi sur Valparaiso, sur la place de Raguse, sur Fialta et sur le printemps à Fialta, et se couche-t-il sur la baie de Vigo sans une pensée pour moi ? « Il y eut du bonheur sans moi, aux rives de Coppet » (vérif.). L’absence est le mode le plus répandu de notre rapport au monde.
Renaud Camus, « dimanche 31 mai 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., p. 243.
Chaque soir, depuis une semaine, mon voisin de chambre vient lutter avec moi. Je ne le connaissais pas et, d’ailleurs, je ne lui ai pas encore parlé jusqu’à présent. Nous n’échangeons que quelques exclamations qu’on ne peut pas appeler « paroles ». C’est « Allons-y » qui ouvre le combat, « Canaille » gémit parfois l’un de nous sous l’étreinte de l’autre, « Ça y est » accompagne un coup inattendu, « Cessez » signifie la fin, mais on continue un petit moment à se battre. Le plus souvent, il fait même encore un bond de la porte dans la chambre, et me donne un tel coup que je tombe. Puis il me souhaite le bonsoir de chez lui, à travers la cloison. Si je voulais renoncer définitivement à mes rapports avec lui, il me faudrait donner congé, car fermer la porte ne sert à rien. Un jour que j’avais fermé la porte parce que j’avais envie de lire, mon voisin l’a fendue à la hache, et comme il abandonne difficilement une décision prise, la hache devenait même un danger pour moi.
Je sais m’adapter. Comme il vient toujours à heure fixe, j’entreprends un travail facile que je puis interrompre sur-le-champ si c’est nécessaire. Par exemple, je range une armoire, ou bien j’écris quelque chose, ou bien je lis un livre sans intérêt. Je suis bien obligé de m’arranger de cette façon puisque, dès qu’il se montre à la porte, il me faut tout laisser là, fermer sans délai l’armoire, laisser tomber le porte-plume, jeter le livre, il veut uniquement se battre, rien que cela.
Franz Kafka, « Chaque soir, depuis une semaine… », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 269.
C’est triste l’avion de nuit. C’est étouffant. Coincé entre un Israélien aux ongles rongés et la rouquine du strip-tease qui m’a dit composer des chansons, aimer Bécaud et serrait entre ses genoux un petit chien de peluche blanche harnaché de grelots. Dans les rangées de trois on est trop serré pour ne pas parler, on ne peut ouvrir un journal sans aveugler son voisin, la conversation est la carte forcée. Ma voisine était très éprise du jeune premier de la troupe qui se levait à tout propos pour venir lui prendre la main. Trous d’air, bourdonnements d’oreilles, fatigue, lumières lointaines, feux verts de la piste.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 93.
Je sais aussi de longs soirs d’été, haïssables. Une fatigue, un ennui, le sentiment d’être si différent des autres émanent pour moi de leur clarté. En ville, ces instants sont insoutenables. Je ferme les yeux et les vagues viennent mourir à mes pieds. À quoi bon les illusions ? Les réverbères ne s’allument plus. C’est le règne de l’indiscrétion. Cet étirement des jours vous met face à votre médiocrité. Il dit : « Alors, toutes ces promesses que tu n’as pas tenues ? Tu prétends au bonheur, mais ne sais l’obtenir. Il est si proche de toi, pourtant, à portée de ta main. Mais tu es faible, et lâche, et négligent. La vraie vie ne sera jamais pour toi. »
Bernard Delvaille, « Feuillets », Le plaisir solitaire, Ubacs, p. 14.
Les crochets aux volets de fenêtres ne se contentaient plus de pendre, ils indiquaient des directions.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 44.