rompre

Lazare disait encore : Je suis fatigué de ce pays qui ne peut rien pour un gars comme moi, mais, si je rentre, j’aurai l’impression d’avoir vieilli inutilement alors qu’ici, où il n’y a rien à faire, ma jeunesse s’étire sans se rompre.

Marie NDiaye, Rosie Carpe, Minuit, p. 249.

David Farreny, 27 déc. 2002
sauver

Gare encore et encombrements de voitures, métal sur bitume cette fois-là sous pluie grise : ils vont donc travailler à la grande ville (Nancy qui approche), les gens, et reviennent le soir, remontent entre phares blancs devant et rouge derrière pour repartir dans les maisons qu’on devine sur la butte. Après la gare, et symétrique de l’usine, juste un collège aux vitres régulières, la cour vide sous les fenêtres de classe encore éclairées malgré le jour. Dans chaque ville on les reconnaît, les établissements scolaires à l’architecture rectangulaire vitrée selon normes.

Le billet de train Paris-Est Nancy porte l’indication : trois cent cinquante-deux kilomètres. Calcul rapide, flux rétinien dix mille milliards de photons par seconde, de huit heures dix-huit à onze heures vingt-deux, et division selon l’analyse de ce flux, vingt-quatre fois par seconde puisque c’est quantifié, et le contraste entre la répétition des images presque fixes, longue plaine ou forêt, canal ou fleuve qu’on longe, le temps arrêté des gares, puis le surgissement à sauver, la profusion saturante d’un détail qu’on ne peut attraper suffisamment vite.

François Bon, Paysage fer, Verdier, p. 17.

David Farreny, 24 janv. 2003
égards

Entre l’exigence d’être clair et la tentation d’être obscur, impossible de décider laquelle mérite le plus d’égards.

Emil Cioran, « Aveux et anathèmes », Œuvres, Gallimard, p. 1720.

Élisabeth Mazeron, 4 juil. 2005
bâtiment

À mesure que vous approchez de la vérité, votre solitude augmente. Le bâtiment est splendide, mais désert. Vous marchez dans des salles vides, qui vous renvoient l’écho de vos pas. L’atmosphère est limpide et invariable ; les objets semblent statufiés. Parfois vous vous mettez à pleurer, tant la netteté de la vision est cruelle. Vous aimeriez retourner en arrière, dans les brumes de l’inconnaissance ; mais au fond vous savez qu’il est déjà trop tard.

Michel Houellebecq, Rester vivant, La Différence, p. 44.

David Farreny, 18 sept. 2006
malpropreté

Il avait cessé de neiger. Le ciel se découvrait en partie ; des nuages gris bleu qui s’étaient séparés laissaient filtrer des regards du soleil qui coloraient le paysage de bleu. Puis il fit tout à fait clair. Un froid serein régna, une splendeur hivernale, pure et tenace, en plein novembre, et le panorama derrière les arceaux de la loge de balcon, les forêts poudrées, les ravines comblées de neige molle, la vallée blanche, ensoleillée sous le ciel bleu et rayonnant, étaient magnifiques. Le scintillement cristallin, l’étincellement adamantin régnaient partout. Très blanches et noires, les forêts étaient immobiles. Les contrées du ciel éloignées de la lune étaient brodées d’étoiles. Des ombres aiguës, précises et intenses, qui semblaient plus réelles et plus importantes que les objets eux-mêmes, tombaient des maisons, des arbres, des poteaux télégraphiques sur la plaine scintillante. Quelques heures après le coucher du soleil, il faisait sept ou huit degrés au-dessous de zéro. Le monde semblait voué à une pureté glacée, sa malpropreté naturelle semblait cachée et figée dans le rêve d’une fantastique magie macabre.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 311.

David Farreny, 3 juin 2007
Atlantique

Je suis un être de lenteur, de retours en arrière, d’intentions à très long terme, de toutes ses forces et de tous ses sens appuyé sur le passé. Je me fais l’effet d’un mouvement historique enfoui sous les gestes des hommes qui met deux siècles à trouver son rythme et trois à s’accomplir. Je chemine à la vitesse des continents, il est bien peu probable que je voie jamais l’Atlantique.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 101.

Élisabeth Mazeron, 7 nov. 2007
pudding

Entre leur doigts repliés, les mouchoirs blancs donnaient l’impression d’être à l’affût, n’attendant que l’occasion de se déployer et de s’élever jusqu’aux yeux pleins de larmes. Cette occasion se présentait en abondance. Même le prêtre au frais visage se forçait à entailler les alentours de ses lèvres repues de quelques plissements de chagrin et prenait l’air de celui qui, forçant une langue rétive, va chercher aux commissures de sa bouche le résidu d’un breuvage amer. Et lorsqu’il descendait lourdement jusqu’au bas des marches de l’autel pour s’y effondrer comme un pudding manqué et, accompagné par les borborygmes de son acolyte à la chevelure rousse, entonnait du fond de la poitrine : « Prions… », on ne voyait plus de la société tout entière qu’un indiscernable amas de crêpe et de drap noirs.

Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 17 janv. 2008
douleur

Mais ce qui rendait l’éventualité d’une attaque inadmissible à mes yeux, c’était la nature même du bruit, des cris que nous avions entendus. Ils n’avaient pas le caractère farouche qui présage une immédiate intention hostile. Si inattendus, sauvages et violents qu’ils eussent été, ils m’avaient donné une impression irrésistible de douleur. L’apparition du vapeur avait pour je ne sais quelle raison rempli ces sauvages d’une peine infinie. Le danger, s’il y en avait un, expliquai-je, résultait plutôt de la proximité où nous étions d’une grande passion déchaînée. L’extrême douleur elle-même peut finir par se résoudre en violence : mais plus généralement elle se traduit par de l’apathie.

Joseph Conrad, Le cœur des ténèbres, Gallimard, pp. 173-174.

David Farreny, 2 oct. 2008
licite

On peut attaquer un philosophe, polémiquer avec n’importe qui. S’en prendre à un écrivain est beaucoup plus grave. Je ne peux pas tomber sur un écrivain (mort ou vivant) comme je tomberais sur n’importe qui. Il y faut une loi. L’attaque d’un écrivain devient licite dès lors qu’il se conduit en thérapeute social, en médecin du monde, guérisseur sans frontières.

Philippe Muray, « 17 avril 1982 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 166.

David Farreny, 2 mars 2015
inconnue

Lorsque Marie entend la sirène du bateau de Belle-Île, elle dit : « C’est le bateau qui entre au port. » Et comme il fait déjà nuit et qu’il pleut, nous n’avons pas le temps d’aller le voir accoster ; elle ajoute alors : « C’est dommage. » Elle a 25 mois et s’exprime fort bien ; et une manière de dire oui ou non qui en fait presque une inconnue.

Richard Millet, « 5 novembre 1998 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 24 avr. 2024
activiste

Fin des années soixante-dix, l’agitation bat encore son plein et j’ai toujours du mal à me secouer. Pendant qu’on défile dans les rues, j’erre, désœuvré, dans les allées des librairies. Là aussi la contestation occupe les rayons. S’y étalent pêle-mêle la libération orgasmique, l’émancipation féminine, l’anti-psychiatrie, l’anti-impérialisme, ou encore la revendication de droits pour les minorités de toutes sortes, ethniques, culturelles, sexuelles. En feuilletant ces manifestes en faveur de tant de causes, j’ai confirmation que la mienne demeurera indéfendable. Quel intellectuel apportera sa caution à un activiste de la sieste ?

Frédéric Schiffter, « Debord existe, moi non plus », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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