Nous avons besoin de métaphores inédites ; quelque chose de religieux intégrant l’existence des parkings souterrains.
Michel Houellebecq, Le sens du combat, Flammarion, p. 26.
Je comprends qu’adoptant une bonne mienne habitude, renverse-monde, mais très stabilisatrice, vous passez la moitié de votre vie au lit.
Henri Michaux, « lettre à Claude Cahun (avril 1952) », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. XXIX.
Mais Crab ne trouve pas à s’employer. On lui préfère à chaque fois un autre candidat, plus motivé. Et Crab rejoint ses compagnons, car il n’est pas le seul volontaire rabroué et il a fini par lier connaissance avec tous ces hommes en réserve de la vie — ces êtres qui palpitent dans un infinitif pétrifié —, qui un jour peut-être seront appelés, mais ne savent plus quoi lire en attendant.
Comment occuper ce corps sans rôle qui fonctionne inutilement, que faire de cette tête qui tourne à vide ? Il faudrait procurer un travail au premier, des distractions à la seconde. C’est ainsi que Crab passe le plus clair de son temps à se donner des gifles.
Éric Chevillard, La nébuleuse du crabe, Minuit, p. 63.
Empaqueté comme un esquimau, je suis sorti pour voir de quoi ce rien était fait. La nuit montait du sol comme une nappe d’encre, pas une lumière, le noir des murs plus profond encore que le noir des prés. Un vent à décorner les bœufs ; mes poings gelaient au fond des poches. […] Je cherchais l’ermitage de ce saint Enda dont les disciples ont fondé Saint-Gall et appris aux rustres que nous étions à se signer, dire les grâces, chanter les neumes, enluminer les manuscrits de majuscules ornées ruisselantes d’entrelacs, de griffons, d’aubépines, de licornes. D’après ma carte, cette tanière serait juste deux cents mètres à l’est sous la maison. Je ne l’ai évidemment pas trouvée ce soir-là. De jour c’est une taupinière basse, moussue, si rudimentaire qu’à côté d’elle, les bories des bergers de Gordes font penser au Palais du facteur Cheval.
Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 31.
Je me suis levé à huit heures pour aller chez la radiologue. Elle a l’air d’une pute de la rue Saint-Denis, sympathique et drôle, avec un accent étonnant. Pendant que j’attendais, je l’entendais discuter avec une amie à qui elle faisait toute sorte de reproches :
« Je ne te fais pas de reproches, je constate, c’est tout. Tu es comme ça tu es comme ça : tu n’y peux rien, peut-être, et moi non plus. Je ne te fais pas de reproches : JE CONSTATE. »
Rien d’extra : ordinaire, comme dirait Aragon. On se serait cru à la maison.
Renaud Camus, « mercredi 3 novembre 1976 », Journal de « Travers » (2), Fayard, p. 1219.
Souvent, le soir, j’allais passer quelques heures agréables chez [mes petites élèves] ; leurs parents (le fermier et sa femme) me comblaient d’attentions. C’était une joie pour moi d’accepter leur simple hospitalité et de la payer par une considération et un respect scrupuleux pour leurs sentiments, respect auquel on ne les avait peut-être pas toujours accoutumés, et qui les charmait et leur faisait du bien, parce qu’étant ainsi élevés à leurs propres yeux, ils voulaient se rendre dignes de la déférence qu’on leur témoignait.
Charlotte Brontë, Jane Eyre ou les mémoires d’une institutrice, FeedBooks.
Oui, pirates, baleiniers,
navigateurs tenaces du sensible,
n’ayant d’aucun destin à témoigner,
ont traversé ces mers accoutumées
dans l’anonyme flux des horizons,
traçant partout leurs routes — de fumées.
À peine un fin sillage de leur court
périple.
Noms sur une pierre
encres
séchées sur un registre.
Bref discours :
nés à…
morts à…
perdus en mer…
Et une
date en regard de ces événements
fragiles feux follets d’une lacune,
pas même attestés par des témoins
de bonne foi, présents à ce scandale
d’apparitions et de disparitions
mystérieuses…
Benjamin Fondane, Le mal des fantômes, Verdier, p. 79.
– Je verrai tout cela à tête reposée, disait-il souvent, mais quand la condition fut remplie, la première pelletée de terre l’aveugla complètement.
Éric Chevillard, « jeudi 7 janvier 2016 », L’autofictif. 🔗
Suite de ma note d’hier. Il s’agit au fond toujours du principe selon lequel il est bon de penser aux autres et vivre pour eux. Incompréhensible, dit Nietzsche, pour les représentants de la moralité antique (Épictète), luttant toute leur vie contre la compassion et pour eux-mêmes, et qui penseraient sans doute que c’est parce que nous nous trouvons pour nous-mêmes épouvantablement ennuyeux, que nous pensons aux autres plutôt qu’à nous.
Philippe Muray, « 26 août 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, pp. 152-153.
Mon Dieu, ne me permettez pas de tomber plus bas que je ne suis, au-dessous de moi-même. Laissez-moi dans ma misère ordinaire, qui est d’écrire afin d’aimer, non d’être aimé…
Richard Millet, « 20 février 1997 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.
Ce sont les théoriciens de la « valeur » et autre « fétichisme » de la marchandise qui ont fini par faire accroire aux esprits influençables la dimension mystique et aliénante de ce bien matériel — et, par là, renforcé le sentiment chrétien que, pour une âme, avoir revient à pécher contre son être. S’épuisant à fournir la preuve de l’inexistence de Dieu, le libre penseur prouve qu’il est tout sauf un esprit libre, de même, à vouloir déceler dans la marchandise je ne sais quelle trace de substance métaphysique diabolique, le libertaire s’en fait le théologien. Il ne comprend pas que le drame des humains d’aujourd’hui n’est pas de se sentir étrangers à eux-mêmes, perdus au milieu des marchandises, mais, au contraire, de ne pas pouvoir réellement s’oublier dans ces objets faits par eux et pour eux, à leur image et conformes à leurs désirs. Il ne comprend pas, surtout, que s’ils s’inventent des besoins c’est pour entretenir leur insatisfaction, le sel même de leur vie.
Frédéric Schiffter, « 36 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.
Voilà pourquoi ils furent plus indulgents à l’égard d’un Sartre qui, interrogé par Michel Contat à propos de son stalinisme pro-soviétique puis prochinois, déclara qu’il n’avait, au fond, rien fait d’autre que se tromper – même si l’actualité du communisme dont il était le témoin, à chaque procès truqué, à chaque massacre de masse, à chaque purge, à chaque déportation, lui aurait permis de se ressaisir. Son idéal étant moralement juste, seuls les faits, têtus, idiots, s’obstinaient à avoir tort ; par conséquent, il avait eu raison de se tromper.
Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 23-24.