maisons

Plus que de la laideur, à mon avis, le XXe siècle fut le siècle de la camelote. Et rien n’en témoigne mieux que tous ces pavillons qui éclosent le long de toutes les routes et à l’entrée de toutes les villes, petites ou grandes. Ce ne sont pas des maisons, ce sont des idées de maisons. Elles témoignent pour une civilisation qui ne croit plus à elle-même et qui sait qu’elle va mourir, puisqu’elles sont bâties pour ne pas durer, pour dépérir, au mieux pour être remplacées, comme les hommes et les femmes qui les habitent. Elles n’ont rien de ce que Bachelard pouvait célébrer dans sa poétique de la maison. Elles n’ont pas plus de fondement que de fondation. Rien dans la matière qui les constitue n’est tiré de la terre qui les porte, elles ne sont extraites de rien, elles sont comme posées là, tombées d’un ciel vide, sans accord avec le paysage, sans résonance avec ses tonalités, sans vibration sympathique dans l’air.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 470.

David Farreny, 19 mai 2002
fluide

Et elle passe ses journées dans l’attente de visites qui ne viennent guère, car l’attente, la dépendance, dans la vie sociale comme dans l’amour, dégagent un fluide invisible et impalpable qui dissuade les êtres de s’empresser auprès de ceux qui souhaitent trop leur présence, et dont ils se disent, plus ou moins consciemment, pour cette raison même, qu’ils les attendront toujours.

Renaud Camus, « samedi 20 juillet 2002 », Outrepas. Journal 2002, Fayard, p. 347.

David Farreny, 3 juil. 2005
indifférence

Selon la Sœur suprême, la jalousie, le désir et l’appétit de procréation ont la même origine, qui est la souffrance d’être. C’est la souffrance d’être qui nous fait rechercher l’autre, comme un palliatif ; nous devons dépasser ce stade afin d’atteindre l’état où le simple fait d’être constitue par lui-même une occasion permanente de joie : où l’intermédiation n’est plus qu’un jeu, librement poursuivi, non constitutif d’être. Nous devons atteindre en un mot à la liberté d’indifférence, condition de possibilité de la sérénité parfaite.

Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, p. 376.

Élisabeth Mazeron, 9 nov. 2005
charmer

Vous voulez demain faire cette démarche. Mais qui vous garantit contre vous-même ? Demain votre volonté d’aujourd’hui aura chu dans le passé, hors de la conscience, elle se sera ossifiée et vous serez entièrement libre par rapport à elle : libre de la reprendre à votre compte ou de vous engager contre elle. On ne peut jurer contre soi ni contre le temps. Le serment à soi, prototype de tous les serments, est une incantation vaine par quoi l’homme essaie de charmer sa liberté future.

Jean-Paul Sartre, « jeudi 23 novembre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 220.

David Farreny, 26 déc. 2006
constellation

Tu lisais des dictionnaires comme d’autres lisent des romans. Chaque entrée est un personnage, disais-tu, que l’on peut retrouver dans une autre rubrique. Les actions, multiples, se construisent au fil de la lecture aléatoire. Selon l’ordre, l’histoire change. Un dictionnaire ressemble plus au monde qu’un roman, car le monde n’est pas une suite cohérente d’actions, mais une constellation de choses perçues. On le regarde, des objets sans rapport s’assemblent, et la proximité géographique leur donne un sens. Si les événements se suivent, on croit que c’est une histoire. Mais dans un dictionnaire, le temps n’existe pas : ABC n’est ni plus ni moins chronologique que BCA. Décrire ta vie dans l’ordre serait absurde : je me souviens de toi au hasard. Mon cerveau te ressuscite par détails aléatoires, comme on pioche des billes dans un sac.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 39.

Cécile Carret, 22 mars 2008
nihilité

Ses propos cyniques, ricanants, me laissent, comme tous ceux qu’il me tient, depuis trente-neuf ans, dépité, malheureux. Et je songe, étant homme, capable de recul, désormais, aux ravages qu’ils occasionnaient, jour après jour, chez le gosse que je fus, à la plaie ouverte, inguérissable, qu’ils m’ont laissée. Je sais d’où viennent la difficulté, les complications, le danger mortel qui enveloppe, a priori, toute interaction où je sois impliqué, le sentiment violent de ma nihilité, puisqu’elle m’a été signifiée sans ménagement aussitôt que j’ai su ce que parler voulait dire, l’amour immodéré de la solitude qui en a résulté, l’oreille complaisante que je prête à la tentation chronique de crever, et ce besoin violent, rétroactif, d’explication, de vérité, de paix, qui me tient du matin au soir sur mon papier.

Pierre Bergounioux, « samedi 22 octobre 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 738.

Élisabeth Mazeron, 1er janv. 2009
chaleur

Nous y mettions les poussins nouvellement éclos, nous les soulevions dans nos mains tels des pétales jaunes et les placions dans cette chaleur, boules duveteuses à pattes qui bougeaient sans cesse, absorbaient cette tiédeur. La chaleur nous maintient en vie. Parfois, les boules jaunes remuantes s’écroulaient, vaincues par le froid du dehors, leurs pattes pointées vers le sol pareilles à des flèches orange. La main de mon père les jetait comme des mauvaises herbes. Celle de ma mère les ramassait avec douceur ; cherchant un signe de vie dans ces petits corps jaunes, en pure perte, elle disait « mes pauvres poussins », et me souriait tandis qu’elle les lâchait sur le toboggan.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 87.

Cécile Carret, 23 déc. 2010
sombre

La vieille incapacité. J’ai cessé d’écrire depuis dix jours à peine et déjà, je suis mis au rebut. Je me trouve une fois de plus à la veille de terribles efforts. Il va falloir que je plonge, littéralement, et que je sombre plus vite que ce qui sombrera devant moi.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 381.

David Farreny, 8 nov. 2012
orphelins

Il y a les orphelins verticaux et les orphelins horizontaux. Les orphelins verticaux sont ceux qui ont perdu leurs ascendants et leurs descendants (ou qui n’en ont pas, ou plus), et les orphelins horizontaux sont ceux qui ont perdu leur famille et leurs proches générationnels. Pour la famille, les frères et sœurs, les cousins. Pour les proches, les amis indispensables. Et il y a les orphelins absolus, ceux qui n’ont plus ni ascendants ni descendants, ni famille ni amis, ceux qui se retrouvent seuls, sans liens, en une sorte de lévitation à la fois sociale et individuelle. Et parmi ceux-là, il faut encore faire un sort à une catégorie très rare, dont je m’honore de faire partie : ceux qui, en plus d’être des orphelins absolus, sont dénués de relations professionnelles, puisque de métier, à proprement parler, ils n’exercent pas. Là ce n’est plus de la lévitation sociale, c’est de l’apesanteur cosmique : rien ne nous tient, rien ne nous retient, rien n’est relié à nous et nous ne sommes reliés à rien. C’est une situation qui a beaucoup d’inconvénients évidents mais qui possède également beaucoup d’avantages que la plupart des gens n’osent pas imaginer.

Jérôme Vallet, « L'heure sévère », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 28 nov. 2013
imaginer

Je n’ose imaginer ce qui me serait arrivé si je n’avais pas été là pour prendre la fuite !

Éric Chevillard, « jeudi 13 juin 2019 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 6 mars 2024

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