amants

Nous étions les meilleurs amis du monde, comme nous devisions tranquillement, après dîner, le long des ruelles coites. Cependant je m’en tiens à mon sentiment de toujours : pour courir le monde à vos côtés, aux miens, mieux valent les amants. Car si la ville est belle, le village avenant, le soir lyrique, que souhaiterait-on sinon mettre sa main sur une épaule, et rentrer doucement vers les chambres, vers la chambre, vers le lit, pour que le genou trouve l’appui d’une cuisse, la bouche le sommeil d’une nuque, la main l’amitié d’une hanche ? Mais que dis-je, l’amitié ? L’amitié nous l’avons. Il y a seulement qu’en voyage, et par comparaison, c’est un sentiment un peu fade, à mon avis…

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 262.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
habitudes

Telles sont les aventures sur place de celui qui les voit venir, avant qu’elles ne se produisent, la nature étant lente comme on le sait, si lente, si engoncée dans ses habitudes qu’on croirait presque à des lois.

Henri Michaux, « En marge d’En rêvant à des peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 719.

David Farreny, 15 juin 2006
salut

Son corps lui parut déplaisant, inutile, étranger, et il comprit qu’il n’y aurait pas de salut tant que s’interposerait entre lui et le monde cette masse de chair incommode, aussi longtemps qu’il resterait soumis à ses bizarreries, à ses humeurs. Entre le monde et lui, son corps importun se dressait, et il se sentait comme séparé de la lumière par le couvert d’un grand arbre.

Danièle Sallenave, Un printemps froid, P.O.L., p. 64.

Élisabeth Mazeron, 26 fév. 2007
défaite

On ne cesse d’osciller, dans l’irrésolution la plus critique, entre la position de neutralité attentiste, flirtant avec la tentation de s’abstenir, de faire le mort ou de renoncer purement et simplement, et l’envie d’aller quand même de l’avant, de répondre coûte que coûte à l’appel réitéré, à l’invitation paradoxale de la vie. Mais rarement quelqu’un se trouve là au bon moment, derrière soi, susceptible de comprendre ce dilemme, cette angoisse d’exister, cette défaite en puissance, et de tendre le bras pour une caresse de consolation, un geste réconfortant, un signe qui rompe le délaissement, atténue la déception, restaure un peu de la confiance perdue.

Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 66.

Élisabeth Mazeron, 21 fév. 2008
échappée

Quignard écrit aussi : « Avoir une âme, cela veut dire avoir un secret. » J’ai grand mal à souscrire à cette assertion — ce qui ne signifie pas, bien au contraire, que je ne la trouve pas intéressante, qu’elle ne me nourrit pas. Elle n’est juste, à mon sens, qu’à la condition de prendre le mot secret dans la définition que j’aime à lui donner : le seul secret qui vaille, c’est le secret qui reste quand tous les secrets sont levés. L’âme, oui : l’irréductible au sens, l’indicible, l’échappée de toute parole.

Renaud Camus, « dimanche 15 février 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 82.

Élisabeth Mazeron, 31 mars 2010
égouttage

Les passoires à lait étaient restées là aussi, la vieille gaze pendant en bouquets sales sur un fil usé. Et la confiture de groseilles à maquereaux qui sentait le xérès, ratatinée dans le verre avec la moustache de moisi. Ma mère faisait toujours plus de confiture que nous ne pouvions en manger. Nous préparions de la gelée de pommes sauvages, coupions ces fruits aigres en quartiers et les réduisions en bouillie, cœurs et pépins compris. Versions le liquide grumeleux dans une vieille taie d’oreiller, un coin noué à chaque pied d’un tabouret retourné. Ploc, ploc, ploc, égouttage toute la nuit dans la bassine à confiture.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 87.

Cécile Carret, 23 déc. 2010
élastique

riant du guépard si véloce que son train arrière a du mal à le suivre et que son flanc élastique s’étire tant que, lorsqu’il s’arrête enfin, le corps distendu du félin mesure la longueur de sa course, puis son arrière-train l’assomme

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 21.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
pleine

Et sans nous lasser, dans nos rêves enfiévrés de désir, nous reprenons la quête tâtonnante, explorant de ce passé chaque détail, chaque pli. Et le sentiment nous vient alors que nous n’avons pas eu notre pleine mesure de vie et d’amour, mais ce que nous laissâmes échapper, nul repentir ne peut nous le rendre.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 9.

Cécile Carret, 27 août 2013
habiter

Ma babouchka et moi parlions très peu. Mais nous nous regardions beaucoup. Parfois, l’après-midi, quand elle avait fini ses affaires, on se mettait au lit, sans rien dire, pour faire l’amour. C’était un vieux lit, très mou, avec de nombreuses épaisseurs de couvertures et quatre ou cinq édredons. On y avait tout de suite chaud. On y était délicieusement bien. L’après-midi passait ainsi tranquillement. Ensuite, on se rhabillait et elle s’affairait pour relancer le poêle et préparer le bortch. Tous les jours, on mangeait du bortch. C’était agréable. Il n’y avait pas d’imprévu. La datcha était agréablement imprégnée d’une senteur de chou et de fumée. Le silence était parfait autour de nous. Le soir, après le bortch, on restait un moment près du poêle à songer, puis on allait se coucher. Quand elle se déshabillait, elle dégageait une légère odeur de lait caillé. Je m’y étais habitué. Cette odeur me rassurait comme le nourrisson qui approche du sein de sa mère. Nous étions trop paisibles pour faire l’amour la nuit, mais j’éprouvais une intense consolation à sentir son corps nu contre le mien et à m’endormir dans ses bras.

En résumé, ma babouchka savait bien s’occuper de moi, ainsi que du chat et du chien. Elle était simple, tendre et inconditionnelle. Contrairement à la plupart des femmes de ma génération, elle ne rêvait pas de devenir manager. Avec elle, habiter et être se confondaient parfaitement. Nous pouvions entrer ensemble dans l’éternité.

À mon réveil, je n’ai pas osé raconter ce rêve à Claire. Ça faisait trop rêve de vieux phallocrate ou de bébé attardé, ou des deux à la fois. En tout cas, ce n’était pas un rêve convenable.

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 304-305.

David Farreny, 28 fév. 2015

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