Il y a un âge où on ne rencontre plus la vie mais le temps. On cesse de voir la vie vivre. On voit le temps qui est en train de dévorer la vie toute crue. Alors le cœur se serre. On se tient à des morceaux de bois pour voir encore un peu le spectacle qui saigne d’un bout à l’autre du monde et pour ne pas y tomber.
Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 139.
Moi, pas inquiet, je continuais à « être ». Sans plus. C’était beaucoup.
Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 21.
Je ne sais pas comment font les autres.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 47.
je me hurle sous les racines au fond des éviers je me fléchette au plus sombre des cuisines je me démembre dans les ruelles d’Arles ou de Toulouse je me suicide aux vents de l’Atlantique je me tue la peau malade au sel des Saintes-Maries. Je n’ai plus de bouche et j’essaie de proclamer.
André Laude, « Testament de Ravachol », Œuvre poétique, La Différence, p. 223.
Tu fus telle ; sous la terre à présent,
Squelette et poudre. Sur les os et la fange,
En vain fixé dans l’immobile,
Mirant, muet, le vol des âges,
Veille seul la mémoire
Et la douleur le simulacre
De la beauté perdue. Ce doux regard
Qui fit trembler, comme aujourd’hui, ceux sur lesquels
Il s’arrêta ; ces lèvres d’où profond
Semble, comme d’une urne pleine,
Déborder le plaisir ; ce cou naguère étreint
Par le désir ; cette amoureuse main
Qui souvent, allongée,
Sentit devenir froids les doigts qu’elle serrait,
Et le sein pour lequel
Les hommes blêmissaient aux yeux de tous,
Furent un temps : à présent fange
Et ossements — dont une pierre
Cèle la vue infâme et triste.
Giacomo Leopardi, « Sur l’effigie funéraire d’une belle dame sculptée sur son tombeau », Chants, Flammarion, p. 219.
Si je ne tiens pas compte de mes heures de sommeil, je suis la proie de deux types de temps : celui bête et brutal qui souffle en tempête de 8 h 30 à 16 h 30 et l’autre — le pauvre restelet — sur lequel je mise absurdement, qui est informe, déliquescent, désespérant, nul.
Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 10.
Je marchai donc droit sur ma brunette : sa tête allait juste à ma poitrine. Un épais nid de cheveux, dans lequel on pouvait cacher des diamants (ou des clés ! L’idée l’enthousiasma tout de suite !). La quarantaine : ça allait aussi. Nous nous sommes regardés pendant un certain temps.
Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 72.
Plus une écriture est elliptique, blanchie, économe de mots, plus elle optimise la résonance de chacun d’eux, et ouvre le sens. Mais il y a une limite basse à cela : à trop vouloir ouvrir le sens, il n’y a plus de polysémie mais seulement un mot, nu comme un ver.
On peut isoler un mot sur la page, mais il faut alors que le reste de la séquence ou du poème pousse sur lui comme un pack de rugby « jusqu’à ce qu’il éclate et livre son ciel ».
Bref il convient de ne pas délaver au point qu’il n’y ait plus que de l’eau.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 12.
Le pigeon, pourtant.
Le pigeon couard, fourbe, sale, fade, sot, veule, vide, vil, vain.
Jamais émouvant, profondément inaffectif, le pigeon minable et sa voix stupide. Son vol de crécelle. Son regard sourd. Son picotage absurde. Son occiput décérébré qu’agite un navrant va-et-vient. Sa honteuse indécision, sa sexualité désolante. Sa vocation parasitique, son absence d’ambition, son inutilité crasse.
Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 142.
Les gens passaient leur temps à faire des préparatifs pour le lendemain. Moi je n’ai jamais cru à ça. Le lendemain ne faisait pas de préparatifs pour eux. Le lendemain ne savait même pas qu’ils existaient.
Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, p. 248.
Nombreux sont les poètes qui appellent « poésie » une simple forme d’irresponsabilité intellectuelle.
Nicolás Gómez Dávila, Scolies successives à un texte implicite, p. 167.