pataugent

Ils prient et bientôt roulent à terre possédés par la déesse Kali ou quelque autre. Ces fidèles sont des gens de bonne volonté à qui l’on a appris telle ou telle pratique et qui, comme la plupart des gens occupés de religion, arrivés à un certain niveau, pataugent et jamais ne vont au-delà.

Henri Michaux, « Un barbare en Asie », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 291.

David Farreny, 22 mars 2002
veut

La reconnaissance c’est une belle chose, mais l’appétit est autre chose. Le rêve est une belle chose, mais les cuisses disent autre chose. Le respect est une belle chose mais il faut savoir ce qu’on veut.

Henri Michaux, « Braakadbar », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 260.

David Farreny, 24 mars 2002
porte

Ce fut une épopée de géants. Nous la vécûmes en fourmis. Nous triomphâmes ainsi. Succès par la porte basse.

Henri Michaux, « La vie dans les plis », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 190.

David Farreny, 14 avr. 2002
futurition

Ce que l’on ne doit pas voir ? Qu’on n’est pas seul, unique. Ce qu’il est impossible d’apprendre, de savoir ? Qu’il en existe d’autres, que d’aucuns ont fait, font ou feraient tout aussi bien l’affaire. Que, toute situation étant précaire, surtout la situation amoureuse, rien n’est jamais acquis. Qu’il n’est aucune monogamie absolue, radicale, définitive, éternelle et d’ailleurs qu’elle dure le seul temps de l’illusion. De quoi faut-il se protéger ? De cette certitude que la libido, la puissance génésique, le travail de l’espèce, l’inégalité des besoins de jouissance, tout cela conduit à des mouvements dans lesquels se soulèvent des continents alors que d’autres s’abîment sous les flots. Que personne ne peut rien à cette tectonique des plaques. Le prétendant, celui qui peut remplacer, supplanter, l’ancien amant ou le prochain, ceux qui eurent et ceux qui auront, voilà qui tue, massacre et jette à terre. Mieux vaut donc l’innocence de l’instant et l’immense faculté d’oubli doublée d’une incapacité à la futurition.

Michel Onfray, « Théorie de la femme fatale », L’archipel des comètes, Grasset, p. 101.

David Farreny, 19 avr. 2005
peur

Au sommet du col, entre quelques maisons de bois délabrées, une trentaine de villageois dansaient dans la boue au son d’une musique aigrelette. Ils tournaient lentement sous la pluie qui noyait ces collines touffues, se tenant par le coude ou par la manche de leurs vieux vestons noirs rapiécés à la ficelle. Leurs pieds étaient entourés d’emplâtres de jute ou de chiffons. Nez crochus, méplats bleus de barbe, visages de tueurs. Le gros tambour et la clarinette ne se pressaient pas mais ne marquaient aucune pause. Une sorte de pression montait. Personne ne disait mot et j’aurais bien préféré qu’ils parlent ; la controverse, même irritée, m’apparaissait soudain comme la plus paisible des occupations. J’avais l’impression déplaisante qu’on chargeait méthodiquement un fusil par la gueule. Le village rival, s’il existait quelque part dans cette jungle brumeuse, ferait bien de ne dormir que d’un œil.

La musique elle aussi n’était que menaces et coups de fléau. Quand nous tentions d’approcher pour mieux voir les instruments, une houle d’épaules et d’échines tendues nous repoussait vers l’extérieur. Personne n’avait répondu à notre salut ; on nous ignorait complètement. J’avais l’enregistreur sur l’épaule mais cette fois-ci je n’osai pas m’en servir. Au bout d’une heure, nous sommes redescendus vers le brouillard qui couvrait la mer Noire.

Il est temps de faire ici un peu de place à la peur. En voyage, il y a ainsi des moments où elle survient, et le pain qu’on mâchait reste en travers de la gorge. Lorsqu’on est trop fatigué, ou seul depuis trop longtemps, ou dans l’instant de dispersion qui succède à une poussée de lyrisme, elle vous tombe dessus au détour d’un chemin comme une douche glacée. Peur du mois qui va suivre, des chiens qui rôdent la nuit autour des villages en harcelant tout ce qui bouge, des nomades qui descendent à votre rencontre en ramassant des cailloux, ou même, peur du cheval qu’on a loué à l’étape précédente, une brute vicieuse peut-être et qui a simplement caché son jeu.

On se défend de son mieux, surtout si le travail est en cause. L’humour, par exemple, est un excellent antidote, mais il faut être deux pour s’y livrer. Souvent aussi, il suffit de respirer à fond et d’avaler une gorgée de salive. Quand cela demeure, on renonce alors à entrer dans cette rue, dans cette mosquée, ou à prendre cette photo. Le lendemain, on se le reproche romantiquement et bien à tort. La moitié au moins de ces malaises sont – on le comprend plus tard – une levée de l’instinct contre un danger sérieux. Il ne faut pas se moquer de ces avertissements. Avec les histoires de bandits et de loups, bien sûr, on exagère ; cependant, entre l’Anatolie et le Khyber Pass il y a plusieurs endroits où de grands braillards lyriques, le cœur sur la main, ignorants comme des bornes, ont voulu à toute force se risquer, et ont cessé de donner de leurs nouvelles. Pas besoin de brigands pour cela ; il suffit d’un hameau de montagne misérable et isolé, d’une de ces discussions irritées à propos d’un pain ou d’un poulet où, faute de se comprendre, on gesticule de plus en plus fort, avec des regards de plus en plus inquiets jusqu’à l’instant où six bâtons se lèvent rapidement au-dessus d’une tête. Et tout ce qu’on a pu penser de la fraternité des peuples ne les empêche pas de retomber.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 106.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
immobile

On dirait bien là des occupations de vieux, de retraité. Or, jamais je n’ai eu conscience comme maintenant de ma jeunesse ; je suis intact. Plus je reste immobile, plus je retranche d’actions dans mes journées, mieux je sens ma force et ma liberté. Je dois vraiment être un employé modèle, car le strict accomplissement de la tâche fait partie des moyens par lesquels je m’assure la sérénité.

Henri Thomas, Le précepteur, Gallimard, p. 127.

David Farreny, 4 mars 2008
agonie

Le visqueux est l’agonie de l’eau ; il se donne lui-même comme un phénomène en devenir, il n’a pas la permanence dans le changement de l’eau, mais au contraire il représente comme une coupe opérée dans un changement d’état. Cette instabilité figée du visqueux décourage la possession. L’eau est plus fuyante, mais on peut la posséder dans sa fuite même, en tant que fuyante. Le visqueux fuit d’une fuite épaisse qui ressemble à celle de l’eau comme le vol lourd et à ras de terre de la poule ressemble à celui de l’épervier.

Jean-Paul Sartre, « De la qualité comme révélatrice de l’être », L’être et le néant, Gallimard, p. 669.

David Farreny, 19 nov. 2008
chose

Apparut sur l’unique étagère une chose amorphe et sombre qui remua aussitôt, glissa, visqueuse, roula sur elle-même et s’écrasa par terre comme un chiffon mouillé. Ils approchèrent ; la chose émit un bruit de chute en retard, un chtkk qui se confondit avec un pas. Flasque, la serpillière (ce n’était pas une serpillière) remua, se déroula toute seule, silencieusement, quelques secondes encore après sa chute, sans précipitation, savait ce qu’elle avait à faire et, lascivement, entièrement, s’étala jusqu’à proposer la surface plane d’un quadrilatère irrégulier de quarante centimètres sur la plus grande longueur par vingt-cinq à peu près, sur la hauteur. La perfection de sa surface et la magie de sa sortie juraient avec son contour comme tracé à main levée mais aussi avec l’asymétrie de sa forme qui rappelait un trapèze, un trapèze déhanché, qui ne rappelait rien. Un coin corné et les faux plis se résorbèrent pour s’aplatir lentement en une surface lisse qui brillait un peu. Pétapernal souleva un pan qui retomba d’un coup, chtkk.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 108.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
adresse

Aucune illumination pour moi, enchaîné par moi-même, c’est-à-dire par la seule force qui puisse me libérer. Alors comment faire ? Se détruire en laissant une adresse où se retrouver. Quelle adresse ? Qui a mon adresse ? Qui saura tout ce que j’ai su ?

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 140.

Cécile Carret, 28 juin 2012
inverse

L’amour est le sens inverse de la vie. Toujours on va vers le néant.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 169.

David Farreny, 24 août 2014

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