curatif

L’art, l’art authentique, dont l’objet est près de la source même de l’art (c’est-à-dire dans les lieux nobles et déserts — et certainement pas dans le vallon surpeuplé des effusions sentimentales), a dégénéré en notre sein pour tomber à un niveau qui est hélas celui du lyrisme curatif. Et, bien que l’on comprenne la soif de chercher une voie publique pour soulager un désespoir personnel, il faut rappeler que la poésie reste étrangère à une telle aspiration ; les bras de l’Église ou ceux de la Seine ont plus de compétence en la matière.

Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 252.

David Farreny, 13 avr. 2002
amants

Nous étions les meilleurs amis du monde, comme nous devisions tranquillement, après dîner, le long des ruelles coites. Cependant je m’en tiens à mon sentiment de toujours : pour courir le monde à vos côtés, aux miens, mieux valent les amants. Car si la ville est belle, le village avenant, le soir lyrique, que souhaiterait-on sinon mettre sa main sur une épaule, et rentrer doucement vers les chambres, vers la chambre, vers le lit, pour que le genou trouve l’appui d’une cuisse, la bouche le sommeil d’une nuque, la main l’amitié d’une hanche ? Mais que dis-je, l’amitié ? L’amitié nous l’avons. Il y a seulement qu’en voyage, et par comparaison, c’est un sentiment un peu fade, à mon avis…

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 262.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
bâton

La femme est une grande réalité, comme la guerre. Je sais : la raison les repousse, les refuse, les nie. On nous a élevés à vivre dans les rêves et les théories, et nous crions quand la vie nous opère de nos rêves et quand la réalité prouve fausses nos théories. Le jeune homme sort de l’école avec sa mesure toute prête, son mètre, et il se fâche parce que les choses s’obstinent à être plus grandes ou plus petites que son mètre. La réalité lui apprend à diviser son ridicule bâton en dix, en cent et en mille parties s’il le faut. C’est ainsi que ma guerre m’a mûri ; je ne le dirais pas si ce n’était pas vrai : avant il allait de soi que j’étais mûr.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 259.

Élisabeth Mazeron, 14 juin 2006
rien

Il ne se passe rien, même quand il se passe quelque chose.

Henri Michaux, « En marge d’En rêvant à des peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 718.

David Farreny, 15 juin 2006
fonction

Terminé le papier sur le Lot, dont l’hypothèse est que le sentiment initial de la vie est euphorique. Ce qui a pour fonction de nous y attacher — une prime d’installation. Puis l’expérience, l’exercice de la réflexion provoquent un désenchantement graduel. Lorsqu’il s’achève, on peut s’en aller.

Pierre Bergounioux, « samedi 23 novembre 1991 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 112.

David Farreny, 20 nov. 2007
couché

Dès lors, il n’eut d’autre souci que de guetter sans relâche le retour de ces instants, de ces havres de grâce, de ces retrouvailles, dans l’espoir obsédant d’être de nouveau en sa présence, seul à seul avec elle, et de restaurer un tant soit peu du bonheur initial. Mais l’on ne saurait sauvegarder, en le poursuivant assidûment, encore moins recouvrer un amour — que l’on n’est même pas sûr d’avoir jamais conquis — et tous ses efforts pour ne pas la perdre eurent des effets désastreux.

Il passa des heures, des journées entières à attendre dans un fauteuil, un canapé, un lit, gaspillant délibérément son temps libre, fasciné à la pensée de ne pouvoir rien faire d’autre, d’être ainsi réduit au désœuvrement le plus total, de rester immobile à méditer en vain, à ressasser leur échec et son incapacité, avec la sensation écœurante de la vie qui continuait d’avancer et de lui filer entre les doigts, avec la conviction très nette, désespérante, de devoir se résigner à la situation présente et retourner bientôt au seul état qu’il connaissait trop bien pour l’avoir éprouvé régulièrement depuis des années, à savoir la neutralité de l’existence ordinaire entrecoupée d’accès de la déréliction la plus profonde, la plus noire. Car il avait endossé le rôle du triste sire, de l’amoureux contrit, de l’homme couché qui s’abstient d’agir, escompte secrètement un miracle qui n’adviendra pas.

Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 48.

Élisabeth Mazeron, 21 fév. 2008
univoques

Peu après, son père mourut d’une crise cardiaque, une mort rapide, claire et nette. Pour ce faire, il s’était mis au lit d’abord et s’était étendu bien droit sur le dos. C’était un homme qui aimait l’ordre, convaincu de la logique des choses. Quand il essayait de s’exprimer, il alignait les phrases univoques. Il misait sur la clarté. Et comme les phrases univoques sont souvent contradictoires, il édulcorait la première et arrangeait un peu la seconde, afin qu’elles s’ajustent l’une à l’autre, après quoi la troisième lui paraissait suspecte, raison pour laquelle il l’élaguait, elle aussi. À la fin, on se retrouvait régulièrement devant un enchevêtrement confus de phrases univoques mal taillées, un gargouillis embroussaillé auquel personne ne comprenait rien. Son père présentait ça comme s’il n’y avait rien de plus naturel, persuadé qu’il était de la limpidité de sa propre création. Si Maurice s’était planté devant lui et qu’il lui avait avoué qu’il ne parvenait pas à suivre son raisonnement, oui, qu’il n’arrivait même pas à distinguer et à remonter les fils de sa propre pensée, son père aurait été outré de cette faiblesse de son fils et il aurait dit : « Fais voir, t’inquiète pas, on va y arriver, il y a une logique dans toute chose. »

Matthias Zschokke, Maurice à la poule, Zoé, pp. 188-189.

David Farreny, 11 mars 2010
Elseneur

Ainsi, c’était en vain que les châteaux fameux s’échelonnaient sur la route, que l’histoire et la poésie s’associaient pour me retenir ; je suis partie ! J’ai opposé à toutes ces séductions la brutale vigueur de mes chevaux ; j’ai couru avec la rapidité barbare d’un commis voyageur en retard, d’un banqueroutier poursuivi ou d’un farfadet en mission ; enfin, j’ai touché la frontière : j’étais à Elseneur !

Léonie d'Aunet, « Lettre II. Christiania », Voyage d’une femme au Spitzberg, Hachette, p. 57.

David Farreny, 8 sept. 2011
peu

On est dégoûté du monde par la partie haute de son intelligence, on le supporte par les parties moyennes de son esprit et on ne le goûte que par les fondements un peu bas de son âme.

Henri de Régnier, « Le bonheur des autres ne suffit pas », L’égoïste est celui qui ne pense pas à moi, Flammarion, p. 49.

David Farreny, 3 mars 2016
andropause

J’andropause en majesté sur mon trône vermoulu, contemplant d’un œil mort mes sujettes à caution.

Éric Chevillard, « mardi 17 octobre 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024
missive

Mais à qui écrire ? Personne en vue. Et pas d’enveloppe, pas de papier à lettres. J’ai quand même expédié ma première missive, je l’ai pliée en petit bateau, j’ai collé le timbre dessus et j’ai écrit : « Au premier qui la ramassera. » Ne restait plus qu’à ouvrir le vasistas et à la jeter, comme dans une boîte aux lettres.

Voilà comment cela s’est passé. Avec mon coauteur, la vodka, nous nous sommes peu à peu pris de passion pour la chose épistolaire.

Sigismund Krzyzanowski, Rue Involontaire, Verdier, p. 14.

Cécile Carret, 6 mai 2024

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