Prévenez-moi si la vie commence
je ne voudrais pas rater ça
les heures deviennent longues
entre les apéritifs
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 66.
Mariez-vous, vous le regretterez ; ne vous mariez pas, vous le regretterez aussi ; mariez-vous ou ne vous mariez pas, vous le regretterez également ; si vous vous mariez ou si vous ne vous mariez pas, vous regretterez l’un et l’autre. Riez des folies de ce monde, vous le regretterez ; pleurez sur elles, vous le regretterez aussi ; riez des folies de ce monde ou pleurez sur elles, vous le regretterez également ; si vous riez des folies de ce monde ou si vous pleurez sur elles, vous regretterez l’un et l’autre. Fiez-vous à une jeune fille, vous le regretterez ; ne vous fiez pas à elle, vous le regretterez encore ; fiez-vous à une jeune fille ou ne vous fiez pas à elle, vous le regretterez également ; si vous vous fiez à une jeune fille ou si vous ne vous fiez pas à elle, vous regretterez l’un et l’autre. Pendez-vous, vous le regretterez ; ne vous pendez pas, vous le regretterez aussi ; pendez-vous ou ne vous pendez pas, vous le regretterez également ; si vous vous pendez ou si vous ne vous pendez pas, vous regretterez l’un et l’autre. Ceci, Messieurs, est la somme de toute la sagesse de la vie.
Søren Kierkegaard, « Diapsalmata », Ou bien... Ou bien..., Gallimard, p. 33.
Il s’agit d’une maladie contractée à la naissance. C’est la naissance même qui l’a rendu malade. La naissance fut sa première maladie. C’est bien là le problème. Celui de parler à un vieux malade.
Charles Pennequin, Bibi, P.O.L., p. 74.
Or, la vie perdure, ponctuelle
et multiple
comme l’horloge de Strasbourg.
Norge, Poésies 1923-1988, Gallimard, p. 28.
Une vache ne se mord jamais la queue.
Une vache se borne au fini, à l’insistant et chatoyant fini.
Elles auraient pu au moins nommer la couleur verte.
Frédéric Boyer, Vaches, P.O.L., p. 45.
Il faut se fixer des idéaux atteignables quand on ne saute pas deux mètres cinquante en hauteur de vue.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 10.
Mardi – Les vitres teintées de l’immeuble de bureaux A reflètent les vitres teintées de l’immeuble de bureaux B. Les employés de l’immeuble A se regardent-ils travailler dans le reflet tendu ? Le métro aérien trouble-t-il les sosies qu’il sépare ? Subtil décalage des passagers inattentifs, bientôt assis et attablés de même.
Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 13.
Je continue de vider les bibliothèques du sous-sol, de mettre en caisse des livres que je ne lirai plus et cette occupation s’accompagne de pensées funèbres. Je remue les années mortes, fais lever des fantômes. Les moments écoulés, quoiqu’on les ait vécus avec toute l’intensité dont on était capable et comme à la pointe de soi, deviennent, à la lumière des suivants, une approximation malheureuse dont le souvenir afflige. On n’est pas. On devient. On n’arrivera pas. On meurt en chemin.
Pierre Bergounioux, « lundi 4 août 2003 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 399.
Revoir la France.
C’est d’abord l’odeur javellisée des camionnettes qu’on dépasse. Les bâches vert Véronèse des mêmes camionnettes et la belle couleur de la publicité Olida ou Saint-Raphaël qui frappe. Ensuite c’est la largeur de la campagne. Étendue dans laquelle cet effort crispé pour l’ordonnance des maisons et des jardins – qui gêne en Suisse – n’est pas nécessaire parce que les villages – même morts, même bâclés – ne peuvent rien contre l’ordre puissant des paysages. Il y a une part de générosité dans l’anarchie, une part positive qui me frappe bien plus que la négative. Ici en tout cas. En retrouvant la France, cette France à la Courbet qui s’étend de Poligny à Dijon, les mots « suc » et « durée » me venaient sous la langue.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 60.
Les autres vous pompent votre substance puis montent dans des voitures et s’éloignent en faisant de grands signes.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 93.
La grande valeur pratique des certitudes ne doit pas nous dissimuler leur fragilité théorique. Elles se flétrissent, elles vieillissent, tandis que les doutes gardent une fraîcheur inaltérable… Une croyance est liée à une époque ; les arguments que nous lui opposons et qui nous mettent dans l’impossibilité d’y adhérer bravent le temps, de sorte que cette croyance ne dure que grâce aux objections qui l’ont minée.
Emil Cioran, « La chute dans le temps », Œuvres, Gallimard, p. 566.