s’ennuyer

De retour chez lui, il monte dans sa chambre, tire les rideaux, se glisse dans son lit, éteint la lumière. Cette nuit encore, ses rêves seront fabuleux. Assez des vieilles histoires de famille et de leurs pauvres variantes œdipiennes, de la nostalgie rancunière, des visites répétées du grand-père défunt et autres apparitions nocturnes du boulanger quotidien. Il n’y a vraiment aucune raison de s’ennuyer en dormant.

Éric Chevillard, Un fantôme, Minuit, p. 105.

David Farreny, 24 mars 2002
attendant

Mais Crab ne trouve pas à s’employer. On lui préfère à chaque fois un autre candidat, plus motivé. Et Crab rejoint ses compagnons, car il n’est pas le seul volontaire rabroué et il a fini par lier connaissance avec tous ces hommes en réserve de la vie — ces êtres qui palpitent dans un infinitif pétrifié —, qui un jour peut-être seront appelés, mais ne savent plus quoi lire en attendant.

Comment occuper ce corps sans rôle qui fonctionne inutilement, que faire de cette tête qui tourne à vide ? Il faudrait procurer un travail au premier, des distractions à la seconde. C’est ainsi que Crab passe le plus clair de son temps à se donner des gifles.

Éric Chevillard, La nébuleuse du crabe, Minuit, p. 63.

David Farreny, 2 sept. 2002
geste

Lorsqu’on réalise que tout est vain, mais que, absurdement, on continue à aimer la vie, il faut se résoudre à faire un geste, une action. Car il vaut mieux se détruire dans la frénésie que dans la neutralité.

Emil Cioran, « La nécessité du radicalisme », Solitude et destin, Gallimard, p. 347.

David Farreny, 24 juin 2005
confirme

Jadis en Argentine, il m’est arrivé de naviguer sur le haut Parana — fleuve aux méandres largement étalés — accueillant en moi avec un sentiment de tension atroce des paysages que chaque tournant du cours d’eau renouvelait — comme s’ils avaient pu m’affaiblir ou me rendre plus puissant, et ce n’est pas autrement que, durant les longues années de mon travail littéraire, je scrutais du regard le monde, cherchant à savoir si mon Temps me confirme ou au contraire m’abolit.

Witold Gombrowicz, Journal (2), Gallimard, p. 519.

David Farreny, 3 mars 2008
infanticide

Dîner accablant, près de papa dont l’éloignement me désespère. Comme s’il n’avait vécu que de nous détruire, Gaby et moi, chaque jour, qu’il eût tiré toute son énergie, son être même et sa joie, de l’anéantissement quotidien de nos frêles personnes. C’est sans doute l’autre face de l’Œdipe, l’infanticide qui en constitue l’épisode premier. Et puis un jour, nous avons atteint l’âge, pris la consistance, acquis la connaissance qui nous mettaient hors de ses atteintes et c’est lui qui a basculé dans le néant. Comme s’il n’avait pu coexister avec nous, que la disparition de son père, lorsqu’il était enfant, lui eût interdit de souffrir, près de lui, en tant que père, des enfants. C’est ainsi que je m’explique, désormais, l’ombre terrible qu’il a jetée sur nos commencements, la lutte à mort où il nous a provoqués quand nous ne songions qu’à vivre en paix, affectueusement, avec lui.

Pierre Bergounioux, « dimanche 9 novembre 1986 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 548-549.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
étais

tout ce métal tout ce granit tous ces étais

pour que tienne le pariétal

quand tu ne craindras plus les eaux

tu t’appuieras au fond du crâne

comme à ce mur chaud

qui fait oublier le glaucome du soleil

et regarderas devant

Michel Besnier, Humeur vitrée, Folle Avoine, p. 39.

David Farreny, 28 nov. 2010
chantez

La foudre fût tombée subitement sur tous ces messieurs que leur stupeur eût été certainement plus considérable, mais, tout de même, ils furent bien étonnés de cette déclaration.

— Qu’est-ce que vous nous chantez là, Fléchard ?

— Je ne chante pas, messieurs… j’avoue, car dans cette ténébreuse affaire Blaireau, le vrai coupable, je viens d’avoir l’honneur et le plaisir de le déclarer à Mlle Arabella de Chaville, c’est votre serviteur.

Alphonse Allais, L’Affaire Blaireau, FeedBooks.

Cécile Carret, 11 nov. 2011
court-circuiter

Un peu schématiquement sans doute, mettons que c’est pour la clarté de ma démonstration, je distinguerai une littérature qui développe ou qui délaye et une autre qui concentre, qui condense. On associe volontiers la santé ou la vitalité à la première qui produit des œuvres longues, puissantes, ambitieuses ; l’autre sera vite jugée décadente ou précieuse. Pour ma part, j’ai de la défiance envers la quantité, l’épaisseur asphyxie. Cette générosité est trop souvent désinvolture, complaisance et pagaille. Sous prétexte d’en rendre compte, sont introduits dans le livre des pans entiers de réalité que le lecteur verrait aussi bien de sa fenêtre. Attention au bourgeonnement, dit Michaux, écrire plutôt pour court-circuiter. La santé, le souffle, ce sont des qualités de sportif, de crétin radieux, tellement en forme qu’il ne sent rien quand il se brûle et que tout brûle avec lui.

Aussi étonnant que cela paraisse, la fantaisie, la folie, une forme de baroque s’épanouissent mieux dans les miniatures. La vie même n’est pas la somme de nos faits et gestes (ces os brandis), de nos grands emportements spectaculaires, elle est d’abord constituée d’atomes, de cellules, de molécules. Une phrase ramassée comme celle de Ramón Gómez de la Serna – par exemple La main est une pieuvre qui cherche un trésor au fond des mers – se déploie dans les têtes pensives, invite au songe mieux que les mille pages où tout est dit, confisqué, verrouillé comme le monde même, sans issue.

Je voudrais aussi que l’on cesse de confondre le raffinement de la forme et le maniérisme qui, lui, en effet, est toujours ridicule. Mais certains s’imaginent encore qu’un bloc de pages mal dégrossi arraché au réel par une brute vaudra toujours mieux que la minutieuse intervention du lettré, comme si ce dernier ne connaissait jamais du monde que les boiseries de son cabinet. Comme s’il existait encore des cabinets en boiseries ! Comme si la subtilité était un vice de l’intelligence ! J’aime citer cette remarque de Gombrowicz qui à mon sens règle la question : Tout ce qui est pur en fait de style est élaboré. Sachant que cette sophistication qui est un autre nom du style peut être dans le tour d’esprit de l’écrivain et sa phrase, par conséquent, sortir toute faite de sa fabrique prodigieuse, immédiatement juste.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 137.

Cécile Carret, 9 mars 2014
opaques

Avec l’arrivée dans le roman de tous ceux qui écrivaient autrefois de « difficiles » essais, des poèmes épineux, d’opaques analyses, un grand dévoilement s’opère, une sorte d’apocalypse. On voit enfin ce qu’ils avaient dans le ventre. Rien que ça ! Ces banalités. Ces trois ou quatre vulgarités. Et c’est eux qui les révèlent ! Et personne ne les y obligeait ! Personne.

Philippe Muray, « 1er septembre 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 155.

David Farreny, 10 mars 2016
sûr

Le plus sûr garde-fou contre le suicide, c’est la haine du changement.

Olivier Pivert, « Misonéisme et homicide de soi-même », Encyclopédie du Rien. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024
incroyables

Je me souviens, avec une tristesse ironique, d’une manifestation ouvrière, dont j’ignore le degré de sincérité (car j’ai toujours quelque difficulté à supposer de la sincérité dans les mouvements collectifs, étant donné que c’est l’individu, seul avec lui-même, qui pense réellement, et lui seul). C’était un groupe compact et désordonné d’êtres stupides en mouvement, qui passa en criant diverses choses devant mon indifférentisme d’homme étranger à tout cela. J’eus soudain la nausée. Ils n’étaient même pas assez sales. Ceux qui souffrent véritablement ne se rassemblent pas en troupes vulgaires, ne forment pas de groupe. Quand on souffre, on souffre seul.

Quel ensemble déplorable ! Quel manque d’humanité et de douleur ! Ils étaient réels, donc incroyables. Personne n’aurait pu tirer d’eux une scène de roman, le cadre d’une description. Cela coulait comme les ordures dans un fleuve, le fleuve de la vie. J’ai été pris de sommeil à les voir, un sommeil suprême et nauséeux.

Fernando Pessoa, « 72 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024
avant-goût

Je ne saurais dire pourquoi l’idéal d’une vie heureuse me paraît aussi crédible et aussi rassurant que le slogan d’une « guerre propre ». Comme beaucoup j’ai le sentiment que ce monde n’est pas fait pour moi ou que je ne suis pas fait pour ce monde. Je me tourne et me retourne dans l’existence tel un insomniaque dans son lit, en proie à l’énervement et à l’hébétude. Après des moments très brefs d’euphorie que m’apportent un flirt, une étreinte, une conversation entre amis, une page de lecture ou d’écriture, que sais-je encore, je passe par de longues périodes d’abattement, encombré d’un moi bouffi et inexistant. Quand je ne regrette pas mes rendez-vous manqués avec les occasions de la vie, j’anticipe le deuil qu’il me faudra faire de mes plaisirs. De même que la fièvre altère l’arôme d’un bon vin, ma mélancolie donne un avant-goût de pourriture à ce qu’il m’est donné de savourer, et c’est bien moins l’étonnement devant ce qui arrive qui me pousse à « philosopher », que le blasement – une sorte de lancinant chagrin d’amour sans objet.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 18.

David Farreny, 14 mai 2024

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