Quand tout se confond sous la neige et semble mort, qu’on pressent le fin mot de l’affaire et celui de la fin — à savoir qu’on est sur les mauvaises terres que le jeu de forces aveugles, des fatalités statistiques, la pression démographique et la rente différentielle, peuplent et désaffectent alternativement, livrent aux bois, aux hommes et puis aux bois —, un filet de fumée bleue s’élève du toit duveteux, immaculé.
Pierre Bergounioux, Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 98.
Il y eut dix Aristote : le premier est notre philosophe ; le second gouverna à Athènes, et on lui attribue d’agréables discours judiciaires ; le troisième a écrit sur l’Iliade ; le quatrième est un orateur siciliote qui fit un écrit contre le Panégyrique d’Isocrate ; le cinquième, surnommé Mythos, était un ami d’Eschine, le disciple de Socrate ; le sixième était de Cyrène et fit un art poétique ; le septième était pédotribe, et Aristoxène fait mention de lui dans sa Vie de Platon ; le huitième fut un obscur grammairien qui fit un traité sur le pléonasme.
Diogène Laërce, « Aristote », Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres (1), Flammarion, p. 240.
Solution provisoire : se coucher.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 33.
Le réveil qui sonne le matin renvoie à la possibilité d’aller à mon travail qui est ma possibilité. Mais saisir l’appel du réveil comme appel, c’est se lever. L’acte même de se lever est donc rassurant, car il élude la question : « Est-ce que le travail est ma possibilité ? » et par conséquent il ne me met pas en mesure de saisir la possibilité du quiétisme, du refus de travail et finalement du refus du monde et de la mort.
Jean-Paul Sartre, « L’origine du néant », L’être et le néant, Gallimard, p. 73.
Pas de milieu : ou on est seul, abandonné, ou on est aimé, c’est-à-dire traqué, isolé, enfermé.
Paul Morand, « 11 mars 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 460.
Un prénom, et parfois moins encore : le souvenir d’un profil contre le jour d’une fenêtre, d’une ombre sur le mur d’une alcôve, d’une ligne sinueuse et chaude un instant suivie du bout paresseusement des doigts, d’un corps plongé dans l’eau d’une glace ancienne, trouble et verdie comme celle de ce miroir qui reflète nos visages. L’écho d’une voix, d’un soupir, des bruits presque imperceptibles et du silence même du long éventail de satin noir que celle-ci gardait attaché à son poignet comme une arme inutile, couvrant, découvrant elle-même toute livrée aux regards, aux mains, ou qu’elle balançait, grand ouvert, au vol frais, sur nous gisant au plus obscur d’une chambre bien défendue contre l’après-midi d’été. Un buste incliné sous une chevelure dont la masse se rassemble brin à brin au contour d’une épaule, glisse avec lenteur le long d’un bras, et pend.
Valery Larbaud, « Aux couleurs de Rome », Œuvres, Gallimard, p. 998.
En regagnant la voiture, sur la place de la mairie, nous croisons un ouvrier à la retraite, qu’il invite à passer aux forges, pour m’éclairer. Nous nous retrouvons un instant plus tard, dans la cour. Fortement stigmatisé, ancien alcoolique, visage rouge, cheveu long et gras, moulé en « banane » de rocker, blouson de cuir noir étriqué. A passé dix ans en prison pour homicide volontaire, au couteau, sous l’emprise de l’alcool. Fait du cinéma amateur. Me montre des affichettes présentant ses films, des photos de sa femme, qui lui est homologue, et de son fils, jeune, encore intact, l’image de ce dernier inscrite dans un cache en forme de cœur. Avec ça, volubile, hypernerveux, inquiet, encombré d’un être-pour-autrui volumineux, patrouillant sur la frontière, à la différence, par exemple, du fils de Mme C*, à peu près hermétiquement clos de ce côté-là. Je l’interroge, quoique je n’attende pas grand-chose de cette conversation. Il travaillait, lui aussi, au redressage à froid. Refusait de servir la presse à faire les « soies » et le laminoir, trop éprouvants. Il est petit et grêle.
Pierre Bergounioux, « mercredi 14 février 2001 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 30.
Il fut un temps, camarades,
où nos pieds enfonçaient dans la terre comme le fer à charrue,
la sève nous prenait pour un arbre, y montait
les oiseaux nous prenaient pour des toits, s’y nichaient,
et la femme venait à nous, nous prendre la semence
pour en faire je ne sais quoi —
Étions-nous donc des dieux ?
Il fut un temps, camarades,
où le sanglot des hommes monta jusqu’à nos reins
le fruit était-il donc véreux ?
le mal était-il incurable ?
Ah, il fallait jeter des ponts sur les rivières
arracher le secret aux herbes, aux entrailles
des choses —
inventer, oublier des quantités de choses !
Si ce monde est mauvais que de mondes
à naître ! Nous y pourvoirons.
Il fut un temps, camarades,
où nous nous sommes usés au monde,
où nos regards en y entrant se sont tordus comme clous
la vieillesse, la solitude,
savez-vous ce que c’est ? et l’affreuse nouvelle
qu’on meurt sur les saisons ?
Allez, allez, il faut s’agripper à la vie !
Et la vie s’est effondrée comme un plancher pourri
et la noce des jours est tombée dans la cave
avec ses musiciens aveugles…
Je ne songeais pas, camarades,
qu’un jour nous referions ce voyage d’Ulysse
les bourses vides. Il fut un temps
où nous ne songions pas que notre soif des hommes
et notre soif d’éternité
ne feraient plus qu’une poignée
de fiente, à peine chaude
— d’oiseaux.
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, pp. 68-69.
C’est ainsi que mon foyer devint à cette époque le déplacement, l’attente aux stations et aux gares – le voyage. Les quatre-vingt-dix kilomètres quotidiens ou, avec les parcours à pied, les trois heures d’aller-retour entre le village et la ville formaient un espace de temps qui simultanément constituait, eu égard aux circonstances, mon espace vital. Cela me permettait chaque fois de respirer, d’être enfin à nouveau au milieu de ces personnes pour la plupart inconnues, dont aucune n’avait plus besoin d’être rangée par moi dans une catégorie et qui ne me classaient moi-même dans aucune. Pour le temps du voyage nous n’étions ni riches ni pauvres, ni bons ni mauvais, ni allemands ni slovènes, tout au plus jeunes et vieux – et le soir, lors des retours, j’avais l’impression qu’entre nous l’âge même ne comptait plus. Mais alors qu’étions-nous ? Dans le train sans classes, de simples « voyageurs » ou « passagers », et dans l’autocar – c’était encore plus beau – des « hôtes de voyage », comme dit l’allemand.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 54.
Feu de bois, sois mon chat ; étends-toi sur moi.
Gratte ta gorge et gronde et fredonne.
Tantôt tu bouscules dans les coins cachés les ombres qui font peur.
Tantôt tu roules et tu détends ton ventre fourré d’ambre
Où les mains te taquinent. Allonge ton corps languide et ronronne.
Ou bien arque ton dos, les yeux remplis de lueurs d’or,
Effraye-toi, aie peur de moi et de ma chambre qui bat les secondes.
Nous pourrions être seuls, plus que nous le sommes, mais jamais étrangers.
Nous sommes armés contre tous les dangers.
Bondis sur le silence, bondis sur la souris
Des menus chagrins, trop fine et trop lustrée.
Chasse de chez moi les brisures de rêves
En roulant du fond de ta gorge ton tambour de guerre
Arque, crache, fouis ; mais ne bondis pas sans me le dire
Sur le matin au ciel de plumes tigrées
Car j’aime toujours les jeunes vents bleus ; car toujours
Le matin je nourris de ma fenêtre la grive musicienne.
Nombreux sont les poètes qui appellent « poésie » une simple forme d’irresponsabilité intellectuelle.
Nicolás Gómez Dávila, Scolies successives à un texte implicite, p. 167.